Comme Lester Bangs, fameux rock-critic américain mort en 1982, l'a dit à son sujet, ce disque est, limite, un grand moment comique (il n'était pas ironique ou méchant vis-à-vis de l'album en disant cela, il voulait juste dire que le côté peur de tout/parano à tous les étages de l'album témoignait, quelque part, d'un sens de l'humour assez redoutable et ravagé de la part du groupe), dans le style hystérique. Ce disque ? Fear Of Music. Le troisième album des Talking Heads, un des plus fameux groupes de la nouvelle scène rock/new-wave américaine, un des groupes cultes de la scène C.B.G.B.'s (fameux club musical new-yorkais, fer de lance de la vague punk/new-wave ricaine, des groupes comme Blondie, Dead Boys, Suicide y sont passé), le groupe de David Byrne (chant, guitare, compositions) et Jerry Harrison (un ex des Modern Lovers ; guitare, claviers, choeurs). Les deux autres membres sont Chris Frantz (batterie) et Tina Weymouth (basse), les Talking Heads est un des rares groupes de rock de l'époque à avoir une femme en son sein sans qu'elle ne soit la chanteuse (donc, Blondie est, de ce point de vue, hors-concours). Le premier opus du groupe, Talking Heads : 77, est sorti, comme on pouvait s'y attendre au vu de son titre, en 1977. Pochette rouge sang, production minimaliste, et déjà des chansons imparables : Psycho Killer, No Compassion, Uh-Oh, Love Comes To Town, Happy Day, New Feeling... Oh, tout n'y était pas parfait (quelques chansons un peu anodines, comme le très court Who Is It ? ou First Week, Last Week...Carefree), mais pour un coup d'essai, c'était vraiment bien foutu. Dès le deuxième album (More Songs About Buildings And Food, 1978), un invité de luxe s'incruste, en tant que producteur, et il restera pour produire les deux suivants (dont, par conséquent, ce Fear And Music) et collaborera en duo avec Byrne pour un album (My Life In The Bush Of Ghosts) en duo : Brian Eno. Le deuxième album est vraiment pas mal, mais des quatre premiers opus (les meilleurs), et de la trilogie produite par Eno, ça reste, selon moi, le moins bon. Tout est relatif, il est vraiment bien quand même !
La pochette et la sous-pochette vinyle (pas une photo perso, mais j'ai le vinyle quand même !)
Encore un an plus tard, 1979 donc, les Têtes Parlantes sortent leur troisième opus, celui que, personnellement, je n'hésite absolument pas à qualifier de chef d'oeuvre de leur carrière (oui, meilleur que le pourtant remarquable album suivant, Remain In Light de 1980) : Fear Of Music. 41 minutes (et 11 titres) sorties sous une pochette noire reproduisant (pour le vinyle, surtout : c'est tactile) une plaque de métal du genre de celles, antidérapantes, que l'on trouve au sol de certains transports en commun. A l'intérieur, la sous-pochette grisâtre montre, d'un côté les paroles, et de l'autre, une photo thermique de, probablement, David Byrne, rien n'est moins sûr (le bonhomme, flippant car quasiment inhumain d'apparence, est tout simplement non reconnaissable en tant que tel, mais comme Byrne est le leader du groupe, je suppose que c'est lui sur la photo). Rien n'apparaît au dos de pochette, qui reproduit là aussi la plaque, mais aucune inscription mis à part le logo de la maison de disques (Sire Records). Aucune photo du groupe. Bon, maintenant qu'on a parlé du contenant, parlons du contenu. Et là, il y à des choses à dire, croyez-moi. Si Lester Bangs, dans sa chronique sur l'album (intitulée David Byrne dit "Bouh !" et que l'on trouve traduite en français dans le recueil posthume de ses écrits Fêtes Sanglantes Et Mauvais Goût, qui est immense), insistait un peu sur le fait que le côté très paranoïaque et angoissé de l'album était limite drôle (David Byrne semble sérieux, comme ça, stressé, et stressant avec sa voix quasiment hystérique, mais je suis prêt à parier qu'il possède un redoutable sens de l'humour, voir les paroles de Animals et Electric Guitar, deux des titres de l'album), il n'en demeure pas moins que, dans l'ensemble, Fear Or Music est assez sombre, et même angoissant parfois. Constitué en majeure partie de morceaux aux titres composés d'un seul mot (c'est peut-être un détail inutile, mais quand même, ça sent le concept, tout ça, non ?), l'album propose, en gros, plusieurs choses, sujets, thèmes dont il est, selon David Byrne (auteur exclusif des morceaux), légitime de s'inquiéter, d'avoir peur. Byrne (du moins, le personnage qu'il 'interprète' dans les chansons) n'aime pas les animaux (Animals) qui chient partout, ne sont jamais là quand on a besoin d'eux, mais en revanche le contraire est vrai, et qui, en plus, sont poilus ; il a peur des grandes villes inhumaines (Cities), il trouve qu'au Paradis, il ne se passe jamais rien (Heaven), il se méfie de son instrument qui semble agir de lui-même (Electric Guitar), ne parlons pas des drogues (Drugs, avec son chant totalement dérangé, Electricity...that's what I called it ! et sa mélodie belle à pleurer) et, le comble, il a peur de l'air, il craint l'atmosphère, la trouve nocive pour l'Homme, nocive pour lui, en tout cas (Air) : Some people say not to worry 'bout the air/Some people don't know shit about the air. Life During Wartime le montre cinglant, expansif et virulent, This Ain't no party, this ain't no disco, this ain't no foolin' around ! (et sur un rythme discoïde !), et dans Memories Can't Wait, la musique est tellement oppressante qu'on en a de la douleur physique pour lui, je n'ose vraiment dire de quoi parle la chanson, j'ai peur de le savoir, mais ça ne parle pas de choses très chaleureuses, une chose est certaine... Enfin, on a I Zimbra, sur lequel Robert Fripp (qui trouvera sans aucun doute dans ce morceau une des motivations nécessaires pour reformer King Crimson, ce qui sera chose faite en 1981 avec un album sous forte influence talkingheadienne, Discipline) participe à la guitare. Un morceau africanisant, aux paroles sans queue ni tête, chantées en mantra et en choeurs, inspirées par un poème dadaïste de Hugo Ball, l'effet transe est total, et dire que c'est le premier morceau de l'album !
Frantz, Byrne, Harrison, Weymouth
Musicalement, l'album est parfois très rock (des parties de guitare incroyablement saignantes en final du remarquable Mind, dans Electric Guitar, Animals et Air, aussi), bien que la production soit signée Eno (enfin, Eno et le groupe ; Eno ne joue pas sur le disque, il pose des choeurs dans I Zimbra, c'est tout) ce n'est pas atmosphérique ou ambient. Mis à part Drugs, le morceau final, 5 minutes de totale beauté, c'est musicalement féérique (des claviers aériens, une basse entêtante, une guitare parfaite, pas trop présente) et très dans le style Eno. Mais le reste est du Talking Heads pur jus de fruits artisanal, malgré Eno, qui sera plus 'maître d'oeuvre' sur Remain In Light (il composera, sauf erreur de ma part, sur Remain In Light). De grands moments sur cet album : I Zimbra qui fout la patate et interloque en même temps, en ouverture ; Mind, qui s'enchaîne magnifiquement (I need something to change your mind...miiiiinnnnndddddd), alors que, pourtant, les deux morceaux n'ont pas grand chose en commun ; Cities qui s'ouvre dans le fade, lentement, un rythme discoïde, quasiment dansant, mais avec un petit quelque chose de chelou dedans ; Memories Can't Wait qui s'ouvre en apocalypse et est clairement le morceau le plus dérangé de l'album (There's a party in my mind...) ; Air qui, en ouverture de la face B, démarre direct par des choeurs à la fois aériens et troublants, et le morceau oscille entre rock (la fin) et douceur (les pré-refrains, sublimes et suaves, une guitare qui coule toute seule) ; Drugs, sensationnelle comme je l'ai dit plus haut ; Life During Wartime, qui semble totalement cintré, entre mélodie dansante et paroles cérébrales ; et Heaven, paradisiaque malgré les paroles qui disent le contraire... Bref, l'album est géant, génial, immense, un des plus grands que je connaisse. Amen, quoi.
FACE A
I Zimbra
Mind
Paper
Cities
Life During Wartime
Memories Can't Wait
FACE B
Air
Heaven
Animals
Electric Guitar
Drugs