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Robert Wyatt est, à la base, un batteur, il a fait partie de Soft Machine, qu'il a quitté en 1970 pour fonder Matching Mole (jeu de mots évident sur le nom de son précédent groupe, dont il est un barbarisme francisé ; les deux groupes ont pour nom un titre de roman de William Burroughs, La Machine Molle), groupe qui tiendra le temps de deux albums. Puis, il se lance en solo, vers 1972, et sort un premier opus intitulé The End Of An Ear, lequel n'est, je dois le dire, pas aussi bon que les albums de Matching Mole (le second, Little Red Book, est excellent, avec sa pochette caricaturant le collectivisme soviétique). En fin 1972, il est à Venise, avec sa compagne de l'époque (qu'il épousera le jour de la sortie de l'album dont on va parler dans l'article), Alfreda Benge, laquelle travaille dans  l'équipe technique du réalisateur Nicholas Roeg, qui tourne, dans la cité des Doges, son film Ne Vous Retournez Pas, avec Julie Christie et Donald Sutherland. Dans les notes de pochette de la réédition CD de l'album dont on va parler et qu'il est temps que je vous cite vu que vous connaissez déjà son titre - Rock Bottom -, Wyatt dit que le thème du film était, selon Roeg, On n'est jamais prêts pour faire face à l'inattendu, ce qui, on en conviendra, correspond largement à la suite de l'histoire, concernant Wyatt. Si vous ne savez pas de quoi je veux parler (autrement dit, si vous n'avez jamais entendu parler de Robert Wyatt avant cet article qui s'annonce anthologique - ah, ah, ah), rassurez-vous, vous le saurez dans quelques lignes. En fait, la preuve que c'est article est bien foutu, c'est que je vous annonce que vous le saurez dans le prochain paragraphe, et, croyez-le ou non, ça sera le cas. Tuant, non ?

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Pochette de la réédition CD

Wyatt est donc à Venise, et pendant que sa copine bosse, lui, il se balade dans les ruelles, il arpente la place Saint-Marc, donne à bouffer aux pigeons, visite, boit du lambrusco, écoute les gondoliers, et compose et écrit. Avec un piano qui, selon ses notes de pochette, bruisse comme l'eau de la lagune, il commence à écrire les mélodies du futur Rock Bottom. Le couple rentre en Angleterre, chez Alfie, en 1973. L'accident se produit quasiment la veille du jour où Wyatt et ses amis musiciens (Hugh Hopper de Soft Machine, Fred Frith, Laurie Allan...) devaient commencer l'enregistrement de l'album. Le 1er juin, au cours d'une fête dans l'appartement d'Alfie, au quatrième étage, Wyatt chute de la fenêtre. Colonne vertébrale niquée, paralysé de la partie basse du corps. Hospitalisation pendant quelques mois, rééducation, Wyatt est mis en fauteuil roulant. Pour éviter de péter les plombs, il décide de se remettre rapidement au boulot. Mais, évidemment, un batteur a besoin certes de ses bras(et de ce côté-là, Wyatt peut s'en servir), mais aussi et surtout de ses jambes. Wyatt, batteur (et un très bon batteur), ne peut donc plus jouer de son instrument, chose dont il s'est rendu compte dès son séjour à l'hosto. Il décide de se tourner vers les claviers en plus du chant. Des amis lui prêtent un charmant cottage en pleine campagne, où il peut circuler sans problème avec son fauteuil (pas d'escaliers, etc), et il y installe son QG d'enregistrement. Les musiciens additionnels (ceux cités, plus Mike Oldfield, Ivor Cutler...) enregistreront à Londres.

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Wyatt dans ses oeuvres

L'album, sorti sur le label Virgin Records de Richard Branson, est produit par Nick Mason, batteur du Floyd. Quand un batteur vient à la rescousse d'un autre batteur ! Mason ne joue pas, se contente de produire, d'apporter son nom sur la pochette pour interpeller, sans  doute, les fans du Floyd, qui ne l'étaient pas forcément de Soft Machine (une sorte de rivalité 'voulue par les journalistes', entre les deux groupes, du moins dans les années 67/71, car après, le Floyd s'est largement distingué). Rock Bottom sortira en juillet 1974, et obtiendra le Grand Prix de l'Académie du Disque Charles-Cros en France, récompense obtenue par Ummagumma du Floyd, Alertez Les Bébés ! d'Higelin ou le premier opus solo éponyme de Peter Gabriel, notamment, autrement dit, du beau monde. L'album est sorti sous une très belle pochette blanchâtre qui, hélas, ne sera pas rééditée pour le CD, elle sera remplacée par une pochette colorée montrant deux nageurs dans une eau verdâtre, pochette faite par Alfreda Benge (l'originale aussi, je crois), voir plus haut pour le visuel. A noter que le fond des pages du livret CD ressemble beaucoup à la pochette originale vinyle ! Je ne sais pas quelle pochette je préfère. L'originale est belle, et c'est, après tout, la vraie, mais la pochette CD est elle aussi très belle et évocatrice. Dans un sens, c'est pas terrible d'avoir viré l'ancienne pochette pour l'avoir remplacée, mais le choix de la pochette de remplacement est loin d'être raté ! Bon, revenons à l'album. Il dure 39 minutes, pour seulement 6 titres, trois par face. C'est un disque qui, autant le dire tout de suite, est à part. Rempli de sons bizarres, d'expérimentations. On adorera ou on détestera, mais Rock Bottom ne laissera pas indifférent ! C'est le meilleur album solo de Wyatt, qui signera cependant d'autres excellents disques par la suite, comme Ruth Is Stronger Than Richard.

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Avec certains musiciens de l'album (et, derrière lui, Nick Mason, qui ne joue pas sur le disque)

Rock Bottom offre des atmosphères tour à tour apaisantes et oppressantes. Ca dépend du morceau, ça dépend de la minute du morceau. On va être franc, ce disque peut briser le coeur, vous fendre en deux comme une pomme sous une machette. On est ici dans l'émotion absolue. Dans l'ensemble, ce disque est assez sombre, dépressif parfois, même les passages plus légers (les deux premiers titres) sont empreints de mélancolie. On pourrait croire que les chansons de l'album sont des réflexions de Wyatt sur son nouvel état d'handicapé physique, mais non, elles ont été écrites et composées avant, et nul doute que Wyatt n'a pas changé une broque de ce qu'il a écrit à Venise en hiver 1972, quelques 3/4 mois avant l'accident. Le titre de l'album ('cul de pierre' ou 'rock du cul', c'est comme vous voulez comme le chantait Souchon) vient des paroles de la seconde chanson, A Last Straw (Reminds me of your rocky bottom). On y voit quand même une allusion à la situation physique de Wyatt, ce 'cul de pierre'... Ce qui en rajoute à l'aspect dépressif et brise-coeur de l'album, c'est la voix de Robert, qui est aiguë, fragile, très fragile, elle semble sur le fil, lacrymale et hors de ce monde. Il a toujours eu une voix comme ça quand il chantait (voir Moon In June sur le sublime Third de Soft Machine, 1970), mais sur Rock Bottom, cette voix transpire littéralement toutes les épreuves physiques et morales qu'il a du traverser depuis le 1er juin 1973. Dès les premières secondes de l'album, dès le début de Sea Song, le malaise est bien installé : des claviers aquatiques, étranges, des sons jamais entendus à l'époque (les exécutifs de Virgin et ingénieurs du son lui diront d'ailleurs qu'ils ne trouveront pas ça catholique, comme sonorités, mais Wyatt tiendra bon), une ambiance à couper au canif dans le brouillard, et la voix qui déboule, You look better every time, you come from the foam-crested brine... Oui, en plus, les paroles sont souvent très cryptiques, ce qui accentue encore le malaise, des fois, et le côté à part de l'album. Si Wyatt était un batteur exceptionnel, il se démerde comme un Rocco face à un harem de jeunes filles avec ses claviers, quelle dextérité, quels sons (cristallin, ce piano) !  Sea Song est une pure merveille, et sans doute mon préféré sur l'album, le morceau est assez étrange avec ses paroles inclassables (que signifie ce We're not alone déclamé d'une voix morne dans le final, juste avant ces vocalises sur le fil et ce final qui fout à genoux ? Et ces choeurs angéliques et quelque peu oppressants, aussi, rappelant par moments le Concerto For Soprano, Mezzo Voice & Orchestra de Lygeti...

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A Last Straw est, dans un sens, plus conventionnel, on a plus de musiciens (Hopper, Laurie Allan), mais il y à toujours cette Wyatt touch qui rend le morceau si impalpable, différent, cryptique. C'est un fait, même après une centaine d'écoutes, Rock Bottom reste mystérieux, l'album semble intemporel, éternel (enregistré en 1973, mais il pourrait tout aussi bien dater de 1983, 1993, 2003 ou 2012), et, tout simplement, beau. Little Red Riding Hood Hit The Road, avec cette trompette incroyable de Mongezi Feza et ce spoken-word bizarre d'Ivor 'Mr Bloodvessel dans Magical Mystery Tour' Cutler (I want it, I want it, give it to me, I'll give it you back when I finish the lunchtea...), achève magnifiquement la face A sur 7 minutes et quelques de folie. La face B, elle, s'ouvre sur un diptyque, Alifib/Alife, chansons dédiées à Alfreda (on l'entend dans un spoken-word à la fin d'Alife). Les paroles sont les mêmes pour les deux morceaux. La première chanson est assez inclassable, mais pas trop différente de la face A, les sons sont comme toujours à part, difficiles à classifier, et le morceau est envoûtant. Alife, en revanche, est oppressant à en crever, entre le chant volontairement très hésitant de Wyatt, les claviers dissonnants et glauques, la clarinette basse de Gary Windo... impossible de ne pas frissonner. Et ces paroles, déjà barges dans la version Alifib, et qui deviennent limite flippantes sur Alife (Burlybunch the water mole/Hellyplop and finger hole/Not a wosit, bundy see/For jangle and bojangle/Trip trip pip pippy pippy pip pip landerim). Brrr. Enfin, Little Red Robin Hood Hit The Road achève à merveille le disque. Mike Oldfield à la guitare (unique participation sur l'album, et on la reconnaît entre mille, de même que la viole de Fred Frith, qui achève le morceau en beauté (avec, encore une fois, Ivor Cutler en spoken-word, qui redit le même texte que sur Little Red Riding Hood Hit The Road, mais en version morne, lente, limite glauque). Wyatt ne chante pas beaucoup sur ce titre, juste au début. C'est lui que l'on entend ricaner bizarrement à la toute fin, une seconde ou deux avant la fin du morceau et du disque. Ce rire, enfantin, nasillard, bizarre (hin hin hin hin hiiin !), est là comme pour dire vous qui avez écouté l'album, j'en sais plus que que vous sur ce que vous venez d'entendre. Histoire de prouver que même dans cent ans, Rock Bottom, chef d'oeuvre de la musique contemporaine, sera toujours aussi mystérieux et, surtout, évocateur. Selon votre humeur, votre moral, ce disque vous sera apaisant, relaxant, ou, au contraire, vous foutera dans un mood d'une noirceur d'encre de Chine (éloignez-vous de la fenêtre et du tiroir à couteaux, dans ce cas). Voire même dans les deux. C'est, en tout cas, un disque qui ne laissera pas indifférent, et si vous aimez, sachez que l'album vous tiendra pendant des années sans réléver trop de secrets. Il y à tellement de choses à découvrir ici, tellement de sons bizarres, de mélodies hors de ce monde, de paroles cryptiques... Rock Bottom est un des derniers secrets du rock. Et sans doute le plus beau et fort. Disque essentiel absolu.

FACE A

Sea Song

A Last Straw

Little Red Riding Hood Hit The Road

FACE B

Alifib

Alife

Little Red Robin Hood Hit The Road