Il est temps de reparler de David Bowie, non ? Et pas avec n'importe quel album : avec Low, un de ses plus grands disques. Low est sorti en 1977, il a été enregistré en 1976, en France, au Château d'Hérouville (et mixé à Hansa Studio, Berlin Ouest). C'est le premier volet de ce que l'on appelle la trilogie berlinoise, ou bien encore la trilogie Eno : trois albums ayant été faits, entre 1977 et 1979, avec l'assistance de Brian Eno (qui ne cosigne que deux titres ici, mais joue des claviers et pose des choeurs ; en revanche, il n'est pas producteur, c'est Bowie, avec Tony Visconti, qui produit). C'est assez drôle qu'on appelle cette trilogie la trilogie berlinoise, compte tenu que seul le deuxième de la trilogie ("Heroes", 1977) a été enregistré à Berlin ! En effet, le troisième volet, Lodger (1979), a été enregistré à Montreux, en Suisse... Enfin bref. Low est sorti sous une pochette orangée représentant Bowie de profile (d'où le titre de l'album : low profile : profil bas). Cette photo est en fait une capture d'écran du film L'Homme Qui Venait D'Ailleurs de Nicholas Roeg (1976), film de science-fiction dans lequel Bowie jouait (son premier rôle au cinéma et son meilleur devant Furyo) un extra-terrestre tombé sur Terre. La photo ci-dessous est issue du film, vous remarquerez qu'à part le fond orangé, rien n'a été changé ! Pour info, la pochette de l'album précédent (le grandiose Station To Station de 1976) est elle aussi issue du film de Roeg.
Low est un disque qui inquiétera pas mal RCA, alors maison de disques de Bowie. On peut les comprendre : le disque est en effet tout sauf commercial. Pas de tube (mais il y aura deux singles : Sound And Vision et Be My Wife), une ambiance étrange, des sonorités complexes, une face B quasi-intégralement instrumentale si ce n'est, parfois, des paroles incompréhensibles (Subterraneans) et parfois même dans un idiome inventé (Warszawa)... Oui, on peut piger que les pontes de RCA aient balisé. Déjà qu'en 1975, ils durent sortir le Metal Machine Music de Lou Reed... Low sortira cependant, tel qu'il est, et ne sera pas un succès monstrueux. Il ne sera classé que deuxième en Angleterre, et sixième aux USA. Pas un bide, donc, surtout qu'aux USA, il n'y aura pas de vraie campagne de promotion, mais pas non plus le succès qu'on pouvait attendre de la part de Bowie. L'album est, il faut le dire, bien étrange, c'est le plus étrange de la trilogie berlinoise, le plus ambient de la trilogie. L'album suivant, "Heroes", est assez cold-wave, et Lodger sera assez world music. Bowie a utilisé la technique du cut-up inventée par William S. Burroughs (La Machine Molle) et que Burroughs lui avait enseignée : écrire des paroles, découper les paroles, les réassembler, afin de privilégier les sonorités au sens. Procédé déjà utilisé pour l'album Diamond Dogs (1974). On peut comprendre dès lors l'absence de sens de Subterraneans (Share bride failing star, care line, care line, care line, care line, driving me Shirley Shirley Shirley own... mais prenez donc un Doliprane, je vous assure que ça va passer). Musicalement parlant, Eno a surtout utilisé la technique, qu'il a inventé, des stratégies obliques, un jeu de cartes contenant chacune une indication précise et aléatoire, une manière de jouer ou de se comporter, une sorte de jeu de rôles. On tire une carte, et on lit joue comme si tu venait d'échapper à une catastrophe qui aurait bien pu te tuer, par exemple...
Photo issue du livret ; il y à une autre photo similaire dans le livret, excepté la couleur de la chemise !
Oui, je sais, c'est bizarre. Mais c'est du Eno et du Bowie tout craché, en plus. Bowie, qui était en pleine addiction à la came (cocaïne) depuis 1974, il décrochera vers 1979 je pense. Eno, lui, passait son temps en studio, soit pour ses albums (1977 est l'année de sortie de son chef d'oeuvre, Before And After Science), soit pour les autres, Bowie, John Cale (Fear en 1974), Genesis (The Lamb Lies Down On Broadway, aussi en 1974). L'album a été enregistré, donc, au Château d'Hérouville, là où Bowie avait déjà fait Pin Ups en 1973, là où enregistreront ou ont enregistré Pink Floyd, les Bee Gees, Iggy Pop (son album The Idiot, de 1977, fait en 1976 par Iggy et Bowie, pendant qu'Higelin faisait son Alertez Les Bébés ! au même endroit ; Low a d'ailleurs probablement été enregistré en même temps que The Idiot d'Iggy Pop), Elton John, Marvin Gaye, Magma, Fleetwood Mac, Charlélie Couture, T-Rex, Cat Stevens, John McLaughlin, Dick Rivers, Canned Heat et Nina Hagen. Bowie est ici entouré de Carlos Alomar 'guitare), Dennis Davis (batterie, percussions), George Murray (basse), Eno, Ricky Gardiner (guitare), Peter Himmelman (piano, synthétiseur), Mary Visconti (choeurs), Iggy Pop (choeurs sur What In The World), Eduard Meyer (violoncelle) et Roy Young (piano). Bowie, lui, en plus du chant, tient divers instruments : guitare, xylophone, saxophone, harmonica, claviers, percussions, vibraphone.
L'album s'ouvre sur un titre qui, à la base, devait être chanté, mais Bowie et Eno vireront les paroles, qu'ils jugeront inutiles : Speed Of Life. C'est donc un instrumental, au son assez rock (en dépit de ses premières secondes assez étranges et expérimentales, et qui sera, comme on peut le voir ci-dessus, une face B de single. La batterie est assez sourde, ce qui sera une constante dans les années 80/90 pour le hard-rock et le grunge, en cela, le morceau, assez garage et, en même temps, pop et frais (paradoxal !), est précurseur. Tout Low est précurseur, en fait. Joy Division s'appellera dans un premier temps Warsaw, en allusion à Warszawa, un des morceaux de l'album. Et toute la future cold-wave, Pere Ubu, Bauhaus, Joy Division, The Cure, Certain General, semble inspirée par Low. Breaking Glass, morceau le plus court (même pas 2 minutes), devait à la base être étoffé, ce morceau a été fait rapidement, et Bowie voulait le refaire pourqu'il soit plus long et recherché. Mais Eno trouvera le résultat final très convaincant, et ce morceau, le plus rock de l'album, est en effet parfait tel qu'il est (un riff mortel en intro). On ne s'en lasse pas. What In The World est interprété avec Iggy Pop, on entend bien sa voix en complément de celle de Bowie. J'ai mis du temps à aimer ce morceau qui est, il faut le dire, excellent, mais j'ai quand même un peu de mal à le voir aussi grandiose que les 10 autres de Low (oui, l'album contient 11 titres, et dure un petit peu moins de 39 minutes) ! Sound And Vision, qui sortira en single, est un morceau assez classique si on excepte sa longue intro. Dans un sens, c'est le 'tube' de Low, le morceau de l'album que l'on retrouve sur les best-ofs. Le morceau est assez primesautier, musicalement parlant, mais la chanson possède des paroles assez sombres sur la détresse, la solitude, le manque, la déprime... Always Crashing In The Same Car ne respire pas la joie de vivre non plus. En revanche, malgré son clip assez flippant (c'est surtout l'état physique de Bowie qui fait peur : émacié, blafard, regard dans le vide, et le tout sur fond blanc aveuglant), Be My Wife, qui sortira en single, est une splendeur assez légère, au piano entêtant, et le solo de guitare final est franchement une réussite. Paroles simplistes, répétitives, mais c'est, aussi, une des plus belles déclarations d'amour qui soient. La face A se finissait sur l'instrumental A New Career In A New Town (le titre est sans aucun doute une allusion au fait que Bowie, à l'époque, comme Iggy, s'est installé à Berlin-Ouest), assez sautillant, pop, joyeux, c'est le morceau le plus léger de Low, il est même tellement léger et pop qu'on se demande parfois ce qu'il fait là, malgré qu'il soit, clairement, réussi.
Le contraste avec le morceau suivant, l'ouverture de la face B, est d'autant plus saisissant. Comme je l'ai dit plus haut, cette seconde face, qui ne contient que quatre morceaux (pour environ la même durée que la face A), est quasi-intégralement instrumentale. Warszawa, morceau le plus long de l'album (6,20 minutes), ouvre cette face B. Le titre signifie Varsovie en polonais, et a été composé pour essayer de rendre compte de l'aspect lunaire, dévasté, triste, du Varsovie de l'après-guerre (la ville, on le sait, a violemment morflé dans les bombardements). Une ville triste, sombre, dévastée, telle est l'image qu'on en a en écoutant ce morceau admirable et surtout très sombre et triste. Impossible de faire quoi que ce soit en écoutant Warszawa, on est pris, dès les premières secondes (un piano sombre, pesant, un Moog prenant), par l'ambiance sépulcrale. Le final fait enfin intervenir de la voix, on y entend Bowie déclamer, d'une voix solennelle, des paroles sans aucun sens, dans un idiome inventé pour l'occasion : So lo vie mi lé ho, so lo vie mi lé ho, se li venco dé ho malio... Si vous ne me croyez pas, les paroles sont dans le livret ! L'effet est magnifique, étrange, et accentue le côté dramatique de l'ensemble. Warszawa n'est pas seulement le sommet de Low, c'est pour moi le sommet de la trilogie berlinoise, malgré la beauté de "Heroes" et Fantastic Voyage (respectivement sur les deux albums suivants). Après, on a Art Decade, morceau entièrement instrumental et assez oppressant, sans pour autant l'être autant que Warszawa. Je ne suis pas fan à 100% de ce morceau qui est, cependant, excellentissime. Bien plus marquant est Weeping Wall, dont le titre ('mur des lamentations') n'est pas une allusion au Mur de ce nom à Jerusalem, mais au Mur de Berlin.Pas mal de percussions, de xylophone, sur cet instrumental contenant quelques vocalises sans paroles. Enfin, Subterraneans, 5,40 minutes terminales dont les paroles sont en anglais, mais sans aucun sens, comme je l'ai dit plus haut. Un morceau envoûtant qui devait à la base être dans le film L'Homme Qui Venait D'Ailleurs, mais ça ne sera pas le cas (précisons que la musique du film n'est pas signée Bowie, pas un seul morceau, ce qui est étonnant vu qu'il joue dedans !).
Verso de pochette vinyle
Au final, Low n'est pas un disque ensoleillé, en dépit de la couleur de sa pochette. Si vous avez le bourdon, n'écoutez pas ce disque, ou alors, sous assistance d'un ami capable de vous retenir de faire une connerie (ah ah ah). C'est un disque dépressif, sombre, parfois glauque (face B), malgré des passages un peu légers sur certains titres de la face A. C'est, aussi et surtout, un disque mythique, précurseur, remarquable de bout en bout, un des cinq meilleurs albums de Bowie avec Station To Station, "Heroes", Scary Monsters (& Super Creeps) et The Rise and Fall Of Ziggy Stardust And The Spiders From Mars. Bref, rigoureusement indispensable !
FACE A
Speed Of Life
Breaking Glass
What In The World
Sound And Vision
Always Crashing In The Same Car
Be My Wife
A New Career In A New Town
FACE B
Warszawa
Art Decade
Weeping Wall
Subterraneans