On continue la nouvelle série de chroniques stoniennes (réécritures) par un de leurs sommets absolus. Après avoir réussi un retour gagnant en 1968 grâce au producteur Jimmy Miller, à un album infernal (Beggars' Banquet) et à une chanson toute aussi infernale (et absente de l'album), Jumpin' Jack Flash, les Rolling Stones vont, en 1969, expérimenter une de leurs pires années (avec 1985). 1969 est effectivement l'année de deux traumatismes pour le groupe : la mort, en juillet, de Brian Jones (mort noyé dans sa piscine, il était bourré/défonçé), et celle, au cours d'un concert apocalyptique à Altamont (USA) en décembre, d'un spectateur noir, Meredith Johnson, tué à coups de poignard par un Hell's Angels (cesmotards surviolents étaient chargés de la sécurité, une grosse connerie) défonçe qui avait vu en lui une menace (apparemment, Johnson avait une arme, qui était soit non chargée, soit fausse). En plein concert des Stones, pendant Under My Thumb. Moment quasiment immortalisé par le film/documentaire Gimmie Shelter. Trois autres personnes sont mortes pendant le festival (que les Stones avaient organisé), piétinées par la foule. Entre ces deux tragédies, le groupe engage un nouveau guitariste, Mick Taylor, qui restera jusqu'à 1974/75, et qui joue brièvement sur l'album Let It Bleed, l'album dont je vais parler maintenant, et qui est sorti en décembre, à peu près au moment du tragique festival d'Altamont. L'album a été enregistré entre février et novembre. Brian Jones ne joue pour ainsi dire pas (au moment de sa mort, ça faisait quelques semaines que le groupe l'avait viré) : un peu de percussions sur un titre, Midnight Rambler, de l'autoharpe sur un autre, You Got The Silver). Taylor aussi ne joue quasiment pas (il apparait à la slide sur Country Honk, c'est tout). On a en revanche la participation de Ry Cooder, ainsi que de Mary Clayton (chant sur Gimmie Shelter), des choristes Nanette Newman, Madeline Bell, Doris Troy, du claviériste Al Kooper, du percussionniste Rocky Dijon et les pianistes Ian Stewart et Nicky Hopkins. Précisons aussi que Jimmy Miller rempile à la production (il a tout produit des albums studios du groupe de 1968 à 1973 inclus) et tient percussions sur certains titres (et la batterie sur You Can't Always Get What You Want).
Dos de pochette
Album remarquable, 42 minutes de grand rock, Let It Bleed (le titre de l'album n'est sans doute pas une allusion au Let It Be des Beatles, vu que la chanson des Beatles, et l'album du même nom, n'étaient pas encore commercialisés en 1969) est un disque important. Généralement sévère avec lui-même quand il parle des albums du groupe, Mick Jagger a qualifié cet album de 1969 comme étant son préféré, et probablement leur meilleur. Pour ce qui est du meilleur album stonien, il ne faudrait pas oublier Exile On Main St., ou Sticky Fingers, ou Beggars' Banquet, qui sont aussi réussis (Exile On Main St. est même supérieur, en fait), mais ce qui est sûr, c'est que Let It Bleed, sous sa pochette représentant une pièce montée chabraque avec les Stones en bougies, est un des 5 meilleurs opus du groupe. Et leur meilleur des années 60 (leur première décennie). Même si, trois ans plus tard, il sera battu par les 67 minutes de leur Exile On Main St., il reste un classique absolu qu'il est absolument indispensable d'avoir chez soi. Un disque qui mérite bien son nom, il est sanguinaire. Méchant. Vicieux. Extrémiste. Gimmie Shelter (interprétée avec Mary Clayton) est une chanson imparable en intro (quel son de guitare !) dont le refrain n'est autre que Rape, murder, it's just a shot away, it's just a shot away. Midnight Rambler (7 minutes imparables en ouverture de la face B) est un blues qui, en live, tiendra souvent la dizaine de minutes, et parle d'un tueur psychotique rôdant la nuit (I'm gonna stick my knife down your throat, baby, and it hurts). Let It Bleed, avec son piano (de 'Stu' Stewart), est une chanson qui se passe de commentaires (Well we all need someone we can bleed on, and if you want to, you can bleed on me). Love In Vain est une reprise d'un standard blues de Robert Johnson, une version sinistre, glauque, lente, triste à en crever, avec une mandoline signée Ry Cooder. Et magnifique. Country Honk n'est ni plus ni moins qu'une version country (proposée par Gram Parsons, pote de Keith) d'une chanson datant de la même période, sortie en single, Honky Tonk Women (j'aurais préféré que cette version rock, géniale et évidemment meilleure, se trouve sur l'album en lieu et place de Country Honk, mais tant pis). C'est un morceau sympa, mais le moins excellent des 9.
Poster qui était glissé dans le vinyle (pas sympa d'avoir oublié Brian Jones, ils auraient pu le mettre en hommage, quand même)
Live With Me, avec sa ligne de basse jouée par Keith Richards (pour une raison que j'ignore, Bill Wyman, bassiste du groupe, ne joue pas sur ce titre), est un boogie-rock assez efficace, même si c'est un des morceaux qui me plaisent le moins sur l'album (avec Country Honk). C'est quand même un bon morceau, et je l'aime mieux maintenant qu'autrefois, mais il y à mieux sur Let It Bleed. Comme la triplette finale de l'album, qui est juste parfaite. You Got The Silver, chantée par Keith (Jagger n'apparait pas du tout sur ce titre, qui est le dernier de l'album, et du groupe, à faire intervenir Brian Jones), et qui sera présente dans le film Zabriskie Point d'Antonioni un an plus tard, est une chanson country-rock grandiose, puissante et touchante, Keith n'a selon moi quasiment jamais aussi bien chanté qu'ici (sauf, plus tard, sur Slipping Away, en 1989). Monkey Man, avec cette intro pianistique (Nicky Hopkins, ce dieu du piano), est un blues-rock tenace, efficace, aux paroles certes assez connes (I'm a cold Italian pizza, I just need a lemon squeezer...), mais au groove (et riff) haletant. Enfin, You Can't Always Get What You Want, 7,30 minutes (avec Jimmy Miller à la batterie, Al Kooper aux claviers, Jack Nitzsche à la direction de la chorale et des arrangements) grandioses pour achever l'album, un morceau tout simplement légendaire, au même titre que Midnight Rambler, Let It Bleed et Gimmie Shelter. Quatre morceaux aussi forts, chacun en ouverture ou clôture de face (ces emplacements ne sont pas anodins et innocents), suffiraient, à l'unité, à faire d'un album un classique. Tous ensemble sur un album, ça le rend aussi fort que Hulk, aussi mythique que possible. Imposant, impressionnant. On pardonne donc sans aucun problème la petite faute de goût de Country Honk (seul des 9 morceaux de l'album à ne jamais avoir été joué live tel quel, tandis que sa version rock, Honky Tonk Women, est un morceau classique en live), définitivement le titre faiblard de Let It Bleed, mais quand même pas nul, n'exagérons rien.
Pour un fan des Rolling Stones, Let It Bleed est une partie du pinacle, du haut du panier. Un disque qui, comme il était conseillé sur la pochette, se doit d'être écouté à fort volume (This record should be played loud). Un album parfait, efficace comme un coup de boule, avec de grands moments (Gimmie Shelter, You Can't Always Get What You Want, You Got The Silver, Midnight Rambler, les intros de Monkey Man, Live With Me et Let It Bleed), une production grandiose de Jimmy Miller, un groupe en forme malgré les aléas de la vie (la mort de Brian Jones, même s'il ne faisait plus partie du groupe et leur en a fait voir au cours des dernières années de sa vie - il paraît que c'était un pur connard, de toute façon - les a sans aucun doute marqués quand même, normal). Un disque mythique, culte, essentiel, indispensable. Et dire qu'ils parviendront à faire encore mieux par la suite !!!
FACE A
Gimmie Shelter
Love In Vain
Country Honk
Live With Me
Let It Bleed
FACE B
Midnight Rambler
You Got The Silver
Monkey Man
You Can't Always Get What You Want