Dans la liste des claques absolues, ce disque se taille une place de la plus haute importance. Un album imposant, mythique, parfait de bout en bout, d'autant plus qu'il est (et toujours en CD) double. Et des double-albums aussi réussis, parfaits, intouchables que celui-là, vous n'en trouverez pas beaucoup (Blonde On Blonde, Electric Ladyland, Goodbye Yellow Brick Road, Exile On Main St., que des double-albums, d'ailleurs, qui sont aujourd'hui commercialisés en un seul CD). Mais Songs In The Key Of Life, de Stevie Wonder, sorti en 1976 sous la forme d'un double-album ET d'un mini-33-tours (format 45-tours, écoutable à la vitesse 33-tours) de 4 titres et 17 minutes (ce E.P. est désormais placé en fin du deuxième CD), est clairement le meilleur double album de l'histoire de la musique enregistrée. Meilleur que tous ceux que je viens de citer, meilleur aussi que Physical Graffiti de Led Zep ou que le fameux Double Blanc des Beatles, car lui, au moins, ne possède strictement rien à retirer. On a 42 minutes sur le premier disque, 44 sur le second (62 en CD, rapport au mini-album qui s'y trouve aussi), et, en tout, tout compris, 21 titres admirables qui font de cet album, un gros best-seller sorti en fin 1976 et enregistré en un laps de temps assez conséquent, la pièce maitresse de l'oeuvre de Wonder. Wonder a certes fait auparavant d'autres grands disques (Talking Book, Innervisions - surtout - et Fullfillingness' First Finale), mais ce premier double-album de sa part est clairement son magnum opus. Comme je l'ai dit, il mettra du temps à l'enregistrer (une perfectionnite aiguë fera que le mixage sera assez long ; Berry Gordy, patron de Motown Records, accordera à Wonder le plaisir de faire un double album, chose quand même assez risquée), Wonder et certains membres de son staff aborderont d'ailleurs un t-shirt farce avec, dessus, la mention on a presque fini - presque, pendant quasiment tout le temps de la création de ce disque, histoire de se motiver et de rire de cette lenteur de travail ! Mais quand l'album sort enfin, boum, énorme succès, enculade de classiques et de tubes, liesse générale...Sous sa pochette magnifique représentant une spirale orange, comme une gigantesque fleur avec, au centre, Stevie (à l'intérieur, voir ci-dessous, un autre détail de cette spirale), Songs In The Key Of Life est un disque qui en jette, qui impose un respect total, une admiration toute aussi totale... et procure un plaisir infini à chaque écoute.
Intérieur de pochette
Construites selon le credo love + love - hate = love, les chansons de Songs In The Key Of Life touchent à a peu rès tous les styles musicaux, rock pur excepté. On a de la soul, du funk, de la pop, du blues, des ambiances un peu jazzy, de la world music, aussi, des ballades, des chansons engagées, du lyrique, aussi, du gospel... Et le tout fonctionne parfaitement, tout au plus peut-on dire de Easy Goin' Evening (My Mama's Call), instrumental achevant le mini-album A Something Special's Extra Record glissé dans la pochette, qu'il est un peu longuet (un morceau bluesy avec un harmonica somme toutes remarquable, cependant), mais il n'est pas mauvais pour autant. Le reste, c'est Shangri-La, de Love's In Need Of Love Today à All-Day Sucker. Morceaux parfois assez longs (le deuxième disque dure 44 minutes, presque 45, pour seulement 7 titres, et 5 de ces 7 titres dépassent 6 minutes), mais jamais chiants. Et, comme je l'ai dit, des classiques, des classiques, des classiques. Quasiment que ça. C'est bien simple, sur les 21 titres (dont 19 chansons), il y en à très précisément 12 qui sont des classiques absolus. C'est quasiment un best-of à lui tout seul, ce disque, et même les chansons les moins marquantes le sont quand même (un exemple, Ngiculela - Es Una Historia - I Am Singing, chantée en zoulou, espagnol et anglais, et qui semblait être très importante pour Stevie, vu que ses paroles sont en deux exemplaires dans le copieux livret de pochette : dans l'introduction dans laquelle il explique le pourquoi du comment de l'album, et dans la partie 'paroles' aux côtés des 18 autres titres chantés ; une chanson magnifique ouvrant la face D). Wonder, sur ce disque, s'est entouré de musiciens incroyables (et d'une foule de choristes des deux sexes, ainsi que des enfants sur un titre, Black Man), tels Michael Sembello (futur chanteur de Maniac) à la guitare, Nathan Watts (basse), Raymond Pounds (batterie)... il joue aussi, tout seul, de pas mal d'instruments, dont, évidemment, les claviers (ce qui - le fait de jouer de pas mal d'instruments - est admirable compte tenu de ce que je n'avais pas encore parlé ici, tant ce détail est sans intérêt musical et connu de tous ; je veux parler de sa cécité, évidemment). Quant à la production, c'est lui qui l'assure, et le son est tout simplement somptueux. Parlons aussi de cette longue liste, faite par ordre alphabétique, dans laquelle il remercie tous ceux qui, de près ou de loin, l'ont aidé pour ce disque. On y trouve les Jacksons, mais aussi David Bowie, Frank Zappa, Billy Preston, le Révérend Jesse Jackson, Stephen Stills, Diana Ross, Roberta Flack, les Doobie Brothers, Jeff Beck, Alice Coltrane, Chick Corea, Michael Boddicker, David Sanborn, les Temptations, les Miracles, James Taylor, Ray Parker Jr, Melvin Van Peebles, Van Morrison, Carole King, Quincy Jones, Donny Hathaway, Gil Scott-Heron, War, et sa petite fille, Aisha, dont parle Isn't She Lovely. Et il y en à d'autres, plein d'autres (moins connus), y compris un emplacement vide pour que le possesseur de l'album place son propre nom !
Songs In The Key Of Life, album intemporel, s'ouvre par sept minutes absolument quintessentielles, qui, à elles-seules, résument parfaitement l'album : Love's In Need Of Love Today. Une chanson de soul/gospel, magnifique, s'achevant par un long tunnel de voix répétant le titre de la chanson, entre deux interventions de Wonder continuant de chanter les paroles. Dès les premières paroles, d'ailleurs (Good morn' or evening friends, here's your friendly annoncer...), on entre dans la chanson, et dans l'album, corps et âme, et on n'en sortira que 100 minutes (environ) plus tard, une fois évaporées les dernières coulées d'harmonica d'Easy Goin' Evening (My Mama's Call). D'autant plus que les chansons se suivent sans aucune pause (sauf, évidemment, pour les changements de face et/ou de disque, mais pourquoi est-ce que je le précise, je ne sais pas, tant ça paraît évident). On passe de la douceur de Love's In Need Of Love Today (Don't delay, send yours here right away, hate, goin' 'round, breaking many hearts, stop it please, before it's gone too fast) à un morceau nettement plus court (moins de 3 minutes) et très funkysant, Have A Talk With God. Dieu est le deuxième thème central, avec l'amour, de l'album. Là, Wonder-la-Merveille nous explique qu'en cas de doute, de tristesse, on peut parler à Dieu, il écoutera, il ne répondra pas personnellement, mais il écoutera. Après ce petit court de théologie, place à la dure réalité de Village Ghetto Land, chanson quelque part assez terrifiante (le contraste entre le lyricisme de la musique, très 'classique', et les paroles d'une cruauté insoutenable sur la vie dans un ghetto noir miséreux et oublié de tous, paroles chantées, de plus, très calmement, le contraste, donc, est cinglant), et très remarquable. Wonder forcit le trait (Families buying dog food now...), mais sans doute pas tant que ça. Après ce chef d'oeuvre...un autre chef d'oeuvre, instrumental celui-là, et sur lequel Sembello brille à la guitare, Contusion, une merveille pop/funk agrémentée de choeurs sensationnels (vocalises). La guitare s'envole très haut, et le tout laisse place au jazzy Sir Duke, conçu en hommage à Duke Ellington, mort en 1974. Un remarquable hommage dans lequel Wonder cite aussi Ella Fitzgerald, Count Basie... La face A s'achève en fanfare sur ces cuivres inoubliables et cette chanson mythique, une des plus connues de l'album et de Wonder.
Le livret, le mini-album
La B, elle, s'ouvre sur une superbe ode à l'enfance, aux petites conneries que l'on fait môme, aux 400 coups, etc, I Wish. La chanson sera plus ou moins reprise par Will Smith : plus exactement, il samplera le morceau, s'en inspirera, pour son Wild Wild West, chanson du film merdique du même nom (le refrain) ; il n'est pas le seul à avoir puisé chez Stevie ; Coolio samplera son Pastime Paradise pour Gangsta's Paradise, elle aussi chanson d'un film merdique (Esprits Rebelles) ; Pastime Paradise, chanson mémorable, est sur l'album, située une chanson après I Wish. Entre les deux, on a un Knocks Me Off My Feet doucereux, suave, magnifique, au refrain imparable, le genre de chanson qui rend heureux (I don't wanna bore you with it, oh but I love you, I love you, I love you). Puis Pastime Paradise, dont Coolio a vraiment bien utilisé la mélodie. Puis Summer Soft, autre douceur (qui s'emballe un peu dans les refrains), chanson douce, sublime, qui laisse enfin, en final du premier disque, aux 6,20 minutes d'Ordinary Pain, le final dantesque de la face B, en deux temps. D'abord, Wonder, qui chante seul, sur un fond mélodique doux et tendre ; arrivé au centre environ, une cassure, le morceau devient groovy, et jusqu'au bout, Wonder s'efface, vocalement, est remplacé par la choriste Shirley Brewer, qui nous offre une sorte de proto-rap féministe agrémenté de choeurs féminins. Grandiose aussi. Et le disque 1 de s'achever ainsi, plein de promesse, avec en nous la féroce et incontrôlable envie de foutre directement le deuxième disque dans le lecteur ou sur la platine (précisons que, pour le vinyle, comme c'était aussi le cas de certains double-albums, les faces A et D sont sur le même disque, et les faces B et C sur l'autre ; c'est en raison des platines vinyle de l'époque qui pouvaient superposer deux disques - un superposé en hauteur, au-dessus du bras du lecteur - et les faire passer à la suite, comme dans un juke-box, et ça évitait de devoir sans arrêt retirer le disque. Une fois la face A écoutée, le disque 2 tombait sur la face B, puis, là, on pouvait tout retirer et retourner les deux galettes pour les placer sur la position face C et face D ; est-ce que c'est clair ? J'ai bien peur que non, mais si vous avez eu une platine de ce genre, vous savez de quoi je veux parler).
Le deuxième disque commence par une ode de Stevie à sa fille Aisha, toute jeunette (son nom signifie apparemment 'love', comme il le dit lui-même dans les paroles de la chanson), Isn't She Lovely, 6,30 minutes agrémentées d'un slo d'harmonica sensationnel et de bruitages divers (bébé qui crie à la naissance, puis qui babille, eau qui clapote pendant le bain), qui furent enregistrées, pour les cris du début, après un 'casting' assez éreintant pour trouver le bon son ; car ce n'est, tout compte fait, apparemment pas Aisha que l'on entend au tout début (par contre, pour le reste, quand elle joue avec l'eau du bain, c'est elle) ! Une chanson mythique et admirable dans laquelle Stevie clame son amour pour cet adorable bébé, dont il vante la beauté, qu'il ne peut, personnellement, qu'imaginer... On passe à une chanson de la même durée, Joy Inside My Tears, vraiment admirable, un peu mélancolique, se traînant sans doute un petit peu vers la fin, mais rien de grave, ça n'empêche pas le morceau d'être inoubliable. Mais ce qui est surtut inoubliable, c'est Black Man, qui achève la face C avec 8,30 minutes (le morceau le plus long avec Another Star qui fait la même durée). Et là, comme Ordinary Pain, c'est en deux temps, et c'est imparable à chaque fois. D'abord, Wonder qui chante (mélodie très funkysante), des paroles qui dépeignent plusieurs personnalités, généralement de couleur, qui insistent sur le fait que pas mal de blacks (ou d'asiatiques, ou d'Indiens 'natives'...) ont clairement aidé à façonner les USA. Le fondateur de la ville de Chicago, le créateur de l'almanach, etc, etc... Cette liste de personnalités sans aucun doute très très connues des Américains (c'est leur patrimoine, leur culture, leur histoire ; cette chanson, et la deuxième partie va le prouver, est un vrai cours d'histoire de l'Amérique) est par ailleurs placée dans les crédits de la chanson, ainsi que les nombreux choristes, hommes, femmes, et enfants, qui participent à la deuxième partie : les adultes (sauf Wonder, que l'on entend de ci de là, en fond sonore) font des professeurs posant des questions aux enfants, qui répondent, en précisant la couleur de peau (il y à aussi des Blancs parmi les exemples, Wonder n'est pas sectaire), en choeur. Who invented the world's first stop light and the gas mask ? - Garrett Morgan ; a black man. Black Man est une chanson surpuissante qui à elle seule aurait pu être le sommet non pas du deuxième disque, mais de Songs In The Key Of Life en entier. Mais la face D offre une chanson du même niveau, mais j'y reviendrai... Avant d'en parler, parlons donc de Ngiculela - Es Una Historia - I Am Singing, chanson un peu world chantée en trois langues, qui ouvre la face D, juste pour dire, en complément de ce que j'ai dit à son sujet en haut d'article, que ses claviers sont remarquables. On a aussi If It's Magic, très courte (3 minutes) et sans doute un petit, petit peu en deça des précédentes chansons (disons qu'elle est très douce et naïve, mais ses arrangements d'harpe et son harmonica sont sublimes), mais vraiment touchante. Et là, on a le deuxième titre de l'album à pouvoir être qualifié de sommet de tout le disque, As, 7 minutes et des poussières, qui seront par la suite reprises par George Michael, et dans laquelle, avec des choristes imparables, Wonder nous explique qu'il aimera toujours celle qu'il aime, Yolanda (sa femme), et il nous offre de multiples exemples de choses impossibles à réaliser, en nous disant que, jusqu'à ce que ces choses (que les montagnes et la mer s'intervertissent, etc) arrivent, il aimera toujours sa femme, il l'aimera toujours, I will loving you always, alwaaaaaaaayyyyyyyys... Après cette déclaration d'amour remarquable, on a Another Star, chanson world/samba de 8,30 minutes, dont la mélodie sera reprise par un groupe de musique festive brésilien ; le morceau est festif, dansant, imparable, et en tant que final du deuxième disque et dernier vrai 33-tours, c'est grandiose.
Dos de pochette
Le disque bonus (en CD, les 4 titres qui restent), totalisant environ 17 minutes, commence par Saturn, chanson pleine de claviers et aux paroles férocement new-age, du style vivons tous sur la planète Saturne, afin de vivre heureux, en paix, sans guerre, sans maladie, sans soucis, et jusqu'à un âge nettement plus avancé que sur la Terre. Les paroles sont assez crétines dans ce sens, il faut l'avouer, mais le morceau n'en demeure pas moins une grande réussite mélodique, interprétée à merveille. Ebony Eyes est une autre merveille, funky et pop en même temps, une chanson vraiment réussie qui, jusque là, continue de faire de ce A Something Special's Extra Record (le nom de ce mini-disque) une vraie réussite qui n'a pas à rougir des 17 précédents morceaux. La face B de ce disque commence par All-Day Sucker, morceau tétanisant, un funk hallucinant, morceau qui fait remuer le popotin avec ferveur ; encore une grande réussite. Hélas, Easy Goin' Evening (My Mama's Call), instrumental final dont j'ai parlé bien plus haut, n'est pas aussi quintessentiel, et il vient finir le mini-disque, et l'album en totalité, sur une note un peu décevante, même si elle n'est pas suffisamment décevante pour ruiner l'impact de l'album. C'est donc le seul défaut, même s'il est minime et sans importance, de ce Songs In The Key Of Life, mis à part ça, imparable. Oui, définitivement, cet album est bel et bien le meilleur double-album de l'histore de la musique enregistrée, un album essentiel !
Love's In Need Of Love Today
Have A Talk With God
Village Ghetto Land
Contusion
Sir Duke
FACE B
I Wish
Knocks Me Off My Feet
Pastime Paradise
Summer Soft
Ordinary Pain
FACE C
Isn't She Lovely
Joy Inside My Tears
Black Man
FACE D
Ngiculela - Es Una Historia - I Am Singing
If It's Magic
As
Another Star
A Something Special's Extra Record :
FACE A
Saturn
Ebony Eyes
FACE B
All-Day Sucker
Easy Goin' Evening (My Mama's Call)