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Il est temps de reparler un peu de Bruce Springsteen, non ? Alors, quoi de mieux que de parler de cet album fabuleux qu'il a sorti en 1975 ? Je l'avais déjà abordé ici il y à plus de deux ans, mais j'avais envie de refaire la chronique, dont acte. Cet album est important. A la fois pour Springsteen, mais aussi pour le rock, qui a découvert, avec lui, un de ses plus farouches représentants. Un pur, un dur, un vrai rockeur. Il suffit de regarder la photo de pochette, qui montre le futur Boss brandissant fièrement une guitare, adossé contre le dos de son saxophoniste Clarence Clemons (mort cette année) qui, lui, semble souffler dans son saxo (verso de pochette) ; le Boss est vêtu d'un jean et d'un t-shirt 'marcel' sous un blouson de cuir, un perfecto, sur lequel on peut voir un badge arborant la tronche du King Elvis. Selon le mec qui a pris la photo, Eric Meola, ce détail du badge était extrêmement important pour Bruce (comme le perfecto), qui tenait absolument à le porter et à ce qu'il soit visible et reconnaissable. Le tout, sur un fond blanc aveuglant, et avec un lettrage des plus sobres pour le titre de l'album : Born To Run. Né pour fuir. L'album est court (8 titres, 39 minutes), mais fantastique. Tout au plus peut-on légèrement gueuler face à la production spectorienne trop riche (mais ce n'est pas Phil Spector qui produit), mais, aussi, ça fait partie de la légende de l'album !

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Born To Run, c'est le troisième album de Bruce Springsteen. Lequel, à l'époque de l'enregistrement (1974/75 ; le disque sortira, je l'ai dit plus haut, en 1975), n'est rien du tout. Son premier album, fait avec sa première mouture de son E-Street Band (Greetings From Asbury Park, N.J., 1973), bien que franchement réussi (et contenant de grandes chansons, futurs classiques : It's Hard To Be A Saint In The City, Growin' Up, que Bowie reprendra toutes deux à l'époque, ou bien encore Spirit In The Night, Lost In The Flood...), sera un bide. Tout au plus certains critiques pointeront le doigt sur le fait que sous les chansons aux paroles interminables (de vraies logorrhées verbales à la Dylan !) se cache un éventuel futur espoir. Un an plus tard, le deuxième album, publié, comme le premier, chez CBS, The Wild, The Innocent & The E-Street Shuffle, bien qu'encore plus réussi, ne convaincra là aussi personne, sauf certains rock-critics tels Jon Landau, qui s'exclamera, dans un article, J'ai vu le futur du rock, et il a pour nom Bruce Springsteen. Mais l'album, plus long (47 minutes pour seulement 7 titres !), malgré la présence de chansons désormais intouchables (Kitty's Back, 4th Of July, Asbury Park (Sandy), Rosalita (Come Out Tonight)...), ne marchera donc pas. Springsteen, dont le look d'alors est similaire à celui de Pacino dans Serpico (barbu, maigrichon, bonnet sur la tête, blouson), se retrouve au pied du mur. Pour CBS, il faut un succès, faute de quoi, il sera viré. Jon Landau, le rock-critic cité plus haut, se propose à lui pour lui produire son prochain album. Le futur Boss, qui est en plein changement de personnel pour son groupe (certains s'en vont, comme David Sancious, Vinnie 'Mad Dog' Lopez, d'autres, comme 'Miami' Steve Van Zandt ou Roy Bittan, arrivent), accepte. Ca ne se passera pas bien avec le manager de Bruce, Mike Appel (des emmerdes juridiques qui dureront un temps, avant que le Boss ne gagne), mais peu importe, avec Landau, Bruce a trouvé son mec. Rapidement, les deux mecs pensent faire un disque à la Spector des grands jours, à l'ancienne : un empilage de couches sonores, de pistes, pour reproduire le fameux 'wall of sound' du fou furieux Spector, pour donner un son à l'ancienne à l'album, enregistré en total analogique (forcément), en mono. Clairement, Springsteen ne veut pas faire un petit album, mais un grand disque de rock brut, pur et dur. Comme je l'ai dit, rien que la pochette en est la preuve.

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Tout l'album, qui parle des bas-fonds, des paumés, des dealers, new-yorkais et petites frappes, tout l'album, donc, est de la trempe du meilleur de Spector en studio. Born To Run est, de ce côté-là, un faux bien imité. Je ne sais pas ce que Spector en a pensé, mais en tout cas, il n'a pas intenté de procès à Springsteen, pas à ma connaissance, en tout cas ! Comme je l'ai dit, l'album est court, trop court, même. Il permet à l'ensemble du futur E-Street Band classique, la formation la plus connue du groupe, de jouer pour la première fois sur un album du futur Boss, mais pas ensemble sur un seul titre. Il faudra attendre l'album suivant, Darkness On The Edge Of Town (1978, un Born To Run sobre, back to the bone), remarquable album d'ailleurs, pour que le E-Street Band mythique joue ensemble sur tout le disque. Et ce E-Street Band mythique, c'est donc Roy Bittan (piano), Danny Federici (orgue, claviers, accordéon), 'Miami' Steve Van Zandt (guitare, arrangements ; sur Born To Run, il s'occupe des arrangements), Garry Tallent (basse), Clarence Clemons (saxophone) et Max Weinberg (batterie, percussions). Le Boss tient la guitare, un peu de claviers. Federici, Tallent et Clemons étaient déjà de l'aventure des précédents albums. Les frangins Brecker (Michael et Randy, cuivres), ainsi que d'anciens membres du groupe (Richard Davis - basse, David Sancious - claviers) jouent aussi un peu sur le disque, qui est vraiment la jonction entre l'ancien et le nouveau groupe de Springsteen. C'est pendant la tournée promotionnelle, immortalisée depuis par le double live Hammersmith Odeon, London, 1975 sorti en 2005, que le groupe mythique cité plus haut se formera définitivement. On reparler de l'album ? Comme je l'ai dit, Jon Landau, qui s'était déjà essayé à la production en 1970 avec le Back In The U.S.A. du MC5, produit l'album, en collaboration avec Bruce et Mike Appel. Et comme je l'ai dit, les 8 chansons de l'album parlent des petites gens de New York.

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En fait, Born To Run est un peu une version musicale d'un livre culte sorti dans les années 60 et qui dépeint d'une manière aussi réaliste que cruelle la vie dans les bas-fonds de la Grosse Pomme, Last Exit To Brooklyn, d'Hubert Selby Jr. Tenth Avenue Freeze-Out, qui sortira en single, parle d'un junkie paumé qui se frigorifie, dans un coin de rue, à attendre la venue de son dealer, une sorte de I'm Waiting For The Man (Velvet Underground) springsteenien ; Meeting Across The River parle de deux mecs assez paumés, aussi, un peu loubards sur les bords mais sans grande envergure, qui s'apprêtent à rencontrer, près de l'Hudson River, de nuit, un mec qui pourrait leur apporter pas mal d'argent ; les deux gars s'apprêtent à pactiser avec un truand, à conclure un marché avec lui, dernier espoir de deux paumés sans le sou. Hey Eddie, this guy's the real thing, so if you come with you you gotta promise you won't say anything... Avec un sublime piano et une trompette tout aussi sublime (et entendue dans le lointain) comme accompagnement, cette chanson résume à elle seule le sujet principal de l'album. Tout comme Night, chanson la plus faible de l'album, clairement, mais tout de même bien sympathique. Born To Run, chanson bien plus riche en sons (le solo de saxophone en est même limite cacophonique, tant ça sent l'empilage de couches), parle aussi de paumés qui ne sont pas à leur place dans cette société. Une chanson mémorable, bien qu'ele ne soit ni la meilleure, ni ma préférée de l'album. Tout comme She's The One, chanson jouissive sur l'amour et une belle nana, mais dont le final très riche et pour tout dire un peu lourd abrutit un peu l'ensemble. Non, s'il faut chercher la réussite absolue sur l'album, c'est du côté soit de l'ouverture de l'album, soit des fins de faces qu'il faut chercher : Thunder Road, qui ouvre l'album, est une pure merveille qui, en live, sera très souvent (quasiment tout le temps ?) joué avec un Boss seul au piano, mais qui, ici, est plus riche. Une montée en puissance inoubliable, comme le long (6,30 minutes) Backstreets qui achève la face A avec force et émotion, chansons sur le temps passé, qui ne reviendra pas, les bons moments passés à jamais... Sur cette chanson, contrairement à Born To Run et She's The One, les arrangements quasi-spectoriens font un boulot du tonnerre de Zeus, c'est une réussite absolue. Après, on a aussi les 9,30 minutes du final dantesque, Jungleland, vrai who's who de la vie nocturne new-yorkaise, flics, truands, dealers, amoureux, paumés, intellos en goguette, alcoolos, sportifs, tout est là. Lyrique, poétique, forte, cette chanson permet à Clemons de briller de mille feux avec son saxophone, et le dernier couplet, magique (Outside the street's on fire, in a real death waltz...) sera utilisé par Stephen King en ouverture de son roman-fleuve Le Fléau. Là, c'est un détail, je sais, mais quand même.

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Pour finir, donc, Born To Run est un classique du rock, et un classique pour Bruce, aussi. Le succès sera enfin au rendez-vous, Bruce Springsteen va lentement mais sûrement devenir un maître, le Boss, le chanteur des petites gens, des prolos, des syndiqués. Avec sa production très riche (trop riche), l'album n'est peut-être pas le sommet absolu du chanteur ; Darkness On The Edge Of Town, plus sombre, revendicatif et sobre, est meilleur encore, et n'oublions pas Nebraska et The River (double), qui sont quasiment du même niveau que Born To Run ; mais c'est un de ses meilleurs, ça, c'est sûr, et un disque à écouter absolument. C'est vrai que sa production très riche peut, parfois (She's The One, grande chanson, mais un peu lassante), sembler over the top, un peu exagérée, mais dans l'ensemble, cet album, un classique, mérite vraiment de faire partie des meilleurs albums de l'histoire (comme le suivant, Darkness On The Edge Of Town). En plus, il a littéralement propulsé Springsteen au sommet, il et offre vraiment un nombre ahurissant de classiques qui, aujourd'hui encore, font partie des plus importants du répertoire du chanteur. Bref, Born To Run est un monstre sacré. 

FACE A
Thunder Road
Tenth Avenue Freeze-Out
Night
Backstreets
FACE B
Born To Run
She's The One
Meeting Across The River
Jungleland