Ce disque est mal-aimé. Enfin, mal-aimé... Disons : pas considéré comme il le faudrait. Coincé entre deux albums ayant fait depuis des lustres office de léviathans dans la discographie floydienne (Wish You Were Here et The Wall), Animals est, de plus, sorti à une période difficile pour pas mal de groupes de rock existant depuis les années 60 : 1977. C'est l'année des 10 ans du premier album du Floyd, mais c'est aussi l'année punk par excellence. Avec son t-shirt vicieux "I Hate Pink Floyd", Johnny Rotten, chanteur des Sex Pistols, a fait bobo au cucul du groupe de Waters et Gilmour, même si c'est tout le courant punk qui leur a fait bobo (à eux, et à pas mal de groupes de rock assez anciens, considérés comme des reliques, tels les Stones, Led Zeppelin, les Who, Genesis, et même le folkeux Bob Dylan). Animals, pourtant, est pile poil en raccord avec son époque : c'est l'album le plus violent du Pink Floyd, c'est en quelque sorte leur album punk, un disque férocement anti-gouvernement, anti-capitalisme, anti-tout, un album nihiliste et sans espoir, sorti sous une pochette mythique (une des plus belles du groupe) représentant la très polluante centrale électrique de Battersea, Londres, avec un gros cochon gonflable flottant, libre (il fut perdu pendant la session photo, s'étant malencontreusement détaché du filin qui le retenait à la centrale, et a donc flotté librement - un cochon de la sorte servira de décor pour les shows de la tournée promotionnelle), au-dessus. Une photo qui symbolise le marasme anglais de l'ère Margaret 'Miss Maggie' Thatcher (Waters, qui a signé tout seul 4 des 5 morceaux, en rajoutera une bonne grosse couche bien épaisse en 1983 pour The Final Cut) ; mais ce qu'on sait moins, c'est qu'à la base, Animals devait avoir, comme pochette, soit un enfant regardant par la porte de la chambre de ses parents pendant qu'ils faisaient l'acte, soit un canard cloué à une porte. Propositions rejetées, mais celle de Battersea acceptée.
Pochette dépliée, pour l'illustration
5 titres, sur Animals, dont trois dépassant les 10 minutes. Les deux autres sont en fait deux parties de 1,25 minute chacune, de Pigs On The Wing, intro et outro de l'album, chansonnettes acoustique interprétées par Waters. La première est assez nihiliste, malgré le ton assez zen, calme, de Waters. If you didn't care what happened to me, and I didn't care for you... La deuxième est, sur un même accompagnement musical, une sorte de répit, d'apaisement, You know that I care what happens to you, and I know that you care for me to... Total opposé. Deux pôles, opposés, qui sandwichent trois longues pièces, allant de 10,25 minutes pour la plus courte (Sheep) à 17 minutes pour la plus longue (Dogs). L'autre, la dernière, celle qui se trouve au centre et ouvre la face B, Pigs (Three Different Ones), fait 11,20 minutes. Basé sur La Ferme Des Animaux d'Orwell, Animals mérite son titre, chaque morceau porte le nom d'un animal, qui représente métaphoriquement une 'caste' de la population anglaise : les chiens sont les businessmen sans pitié ; les cochons sont les membres du gouvernement, et les flics ('pig' est un terme argotique anglais pour 'policier') ; les moutons (de Panurge ?) sont les consommateurs. Nous. Vous. Toi, fidèle lecteur/trice. Animals est donc un album conceptuel. Dogs est, après l'intro Pigs On The Wing (1), la première chanson de ce concept, et elle dépeint, comme je l'ai dit, le monde des businessmen, des requins de la finance. C'est le seul des morceaux de l'album à ne pas être signé Waters, mais Waters et Gilmour. C'est d'ailleurs Gilmour qui chante (excepté le passage final, Who was..., qui est de Waters), et sa voix est à la hauteur de la violence du projet : sèche, froide, blanche de colère, quasi-méconnaissable (limite si on ne se demande pas si les trois longs morceaux de l'album ne sont pas interprétés par des guests non crédités !, ce qui n'est évidemment pas le cas), elle dépeint le monde du business avec un cynisme absolu. Musicalement, Dogs, immense chanson, est une réussite de tous les instants, rock ou planante (l'album est plus sec et rock que de coutume, mais il subsiste de ci de là des passages très aériens - sur Dogs, un passage faisant intervenir des aboiements lointains est éloquent). La chanson nous explique comment se comporter quand on est dans le monde des affaires : poignée de main en extérieur, sourire carnassier et attitude de prédateur en intérieur, et les jeunes sont les plus vicieux. Une fois âgé, on perd de l'efficacité, on est relégué aux causes perdues, on quitte ce monde aigri, crevant de cancer, tout seul, comme un con. You gotta keep one eye looking over your shouder, you know it's gonna get harder, and harder, and harder, as you get older... Dogs est une chanson très agressive qui, en dépit de sa longueur imposante, s'écoute avec passion. Les 17 minutes passent vraiment comme s'il n'y en avait que 5. Le passage final, les Who was... répétés, est remarquable (Who was trained not to spit in the fan est une ligne qui interpelle : pendant la tournée de Animals, dont certaines des photos de l'article sont issues - photos rares - , Waters crachera à la face d'un spectateur, pendant un show ; ce geste le choquera immédiatement, et il en aura l'idée de base du futur The Wall : l'aliénation d'une rock-star désabusée. Au sujet de cette ligne de texte, elle signifie 'qui a été dressé pour ne pas cracher dans le ventilo', mais signifie aussi 'qui a été dressé pour ne pas cracher sur le fan' ; prémonitoire ?). Le morceau était joué live bien avant Animals, dans une versions différente, qui s'appelait des premiers mots des paroles : You Gotta Be Crazy.
La suite de l'album est également fantastique, même si, pour être honnête, Pigs (Three Different Ones), qui ouvre la face B, est le moins remarquable des morceaux de l'album. Long de 11 minutes, ce morceau attaque allègrement le gouvernement britannique et la police, il y à par ailleurs une allusion à une certaine Mrs Mary Whitehouse, qui était au gouvernement, qui s'occupait de l'éducation, et qui avait des idées assez réactionnaires (Hey, you, Whitehouse, ah ah, charade you are [...] Mary, you're nearly a treat, but you're really a cry). Au sujet de cette phrase, elle est basée sur le gimmick vocal de la chanson, ce ah ah, charade you are, qui, à la longue, est un peu énervant. La chanson se permet de s'achever sur un solo de guitare tout simplement fantastique (probablement le meilleur moment de l'album, même, hé oui, et un des grands moments de la carrière du groupe), qui vient un peu sauver les meubles, car Pigs (Three Differents Ones) est, mis à part ça, un peu longuet. Le chant, de Waters si je ne m'abuse (au fait, c'est lui aussi qui chante sur les Pigs On The Wing), est très cynique, agressif, efficace. Musicalement, ce morceau alterne entre grands moments (le final) et un peu de déception. Bien meilleur est Sheep, le morceau le plus connu d'Animals, une chanson virulente sur la société de consommation et nous, pauvres moutons que nous sommes. Le passage central, qui fait intervenir une voix robotisée énonçant une prière, le Psaume 23 si je ne m'abuse, dans une version assez modifiée, est sensationnel. Là aussi, c'est Waters qui chante. A noter, une particularité de la chanson : il n'y à pas de transition réelle entre le chant et la guitare, dans les couplets, à un point que l'on entend la voix partir au loin et se tranformer en son de guitare, l'effet est fantastique. Le morceau, le plus violent de l'album d'un strict point de vue musical (niveau texte, tous se valent), est une claque absolue. Comme Dogs, ce morceau, sous un autre nom et dans une version différente, était jouée avant l'enregistrement de l'album : Raving And Drooling.
Violent, virulent, agressif, plein de dissonnances, Animals est l'album punk du Floyd. Son succès sera important, mais tout de même nettement moins remarquable que les deux précédents opus (qui forment une sorte de cycle sur la paranoïa, cycle achevé par The Wall). Avec le temps, ce disque s'impose comme un remarquable opus, particulier, il est vrai, et marquant une sorte de chute dans le groupe (par la suite, si leurs albums seront essentiellement bons, ils n'atteindront plus jamais le niveau exceptionnel de Wish You Were Here, l'Âge d'Or est fini), mais tout de même un disque essentiel et vraiment réussi. Mais, aussi, quelque part, sous-estimé, le genre d'album qui est rarement cité quand on parle du groupe, et réservé aux fans. C'est vrai qu'il ne faut pas commencer la découverte du Floyd par Animals, déjà parce que le disque est complexe et nécessite de bien connaître le groupe avant de l'écouter pour la première fois, et ensuite, parce que, musicalement, il ne représente de toute façon pas trop le style Pink Floyd. Mais tôt ou tard, vous devrez passer par la centrale de Battersea, pour, vous aussi, gueuler à la face du monde votre cynisme et votre rage anti-consumériste, anti-capitaliste, anti-gouvernementale, anti-business, anti-Thatcher...Pour, vous aussi, devenir un membre de la confrérie des adorateurs d'Animals, un des plus grands albums du groupe et un des plus sous-estimés avec Atom Heart Mother et The Final Cut (More aussi). Vous aussi, vous voudrez un abri contre les cochons volants (A shelter from pigs on the wing), vous qui n'êtes, comme Waters et sa clique ne cessent de le répéter ici, que des moutons...A tous les aigris du monde moderne, Animals tent bien grand les bras. De très cultes bras.
FACE A
Pigs On The Wing (1)
Dogs
FACE B
Pigs (Three Different Ones)
Sheep
Pigs On The Wing (2)
PS: Thank You pour tes nombreux commentaires...