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Pour ce 315ème Track-by-track, un disque sorti en 1979, le deuxième album d'Hubert-Félix Thiéfaine : Autorisation De Délirer. C'est le premier album sur lequel le guitariste Claude Mairet, qui restera jusqu'en 1988, participe. L'album, sous sa très étrange pochette montrant un Thiéfaine bizarrement maquillé, un casque sur la tête et la jack du casque dans un bocal à poisson rouge par ailleurs occupé aussi par un poisson rouge, l'album, donc, offre quelques chansons mythiques du chanteur jurassien (né à Dôle). Tout n'est pas parfait (tout comme pour son premier album, et son troisième, on a des chansons assez bizarres, bancales, bordéliques, fendardes mais mineures), mais on a ici LA chanson de Thiéfaine, j'ai nommé Alligators 427, qui file les chocottes à chaque écoute par son côté glauque et prémonitoire. L'album, sinon, le voici :

La Vierge Au Dodge .51 : Chanson courte (moins de 3 minutes) et franchement hilarante, sur laquelle Thiéfaine chante avec un accent franc-comtois outrancièrement accentué, comme dans La Cancoillotte, chanson issue de son premier album. La Vierge Au Dodge .51 est une des chansons les plus mythiques de l'album. Paroles délirantes (Dans X temps, il se peut que les lamelles de mes semelles se déconnectent et que tu les prennes sur la gueule/Je t'aime, je t'aime, et je t'offre ma vie, et je t'offre mon corps, mon casier judiciaire et mon béri-béri, je t'aime !), musique assez rigolote et un peu kitsch, cette chanson est une des plus délirantes d'Autorisation De Délirer. Elle ouvre vraiment bien l'album ! 

Court-Métrage : Musique un peu country-blues, qui fait penser, un peu, à la version Rolling Stones du Love In Vain de Robert Johnson. Court-Métrage est un morceau hilarant interprété par un HFT en grande forme. 3,15 minutes pendant lesquelles Thiéfaine reprend tous les poncifs d'un film américain lambda pour parler d'une jeune femme qu'il drague, qu'il aime. Comme dans un film américain, dit sur un ton lancinant, avec un accent franc-comtois impayable (mais pas comme dans La Vierge Au Dodge .51, autrement dit, c'est l'accent lancinant de Thiéfaine, sans forcer non plus), est le mantra de la chanson, chaque couplet commence ainsi. Hamburgers, ice-cream, voiture décapotable, tous les clichés y passent. A noter le final hilarant (Comme dans un film américain/Je m'approchais d'elle à pas de loup/Je lui dis : baby, I love you/Elle m'a répondu : mais moi jt'emmerde/Tout comme dans un film français). Encore une chanson très drôle.

La Môme Kaléïdoscope : 4 minutes assez remarquables pendant lesquelles HFT se glisse dans la peau d'une vieille pute au rebut, qui raconte avec nostalgie, humour et amertume ses souvenirs. La Môme Kaléïdoscope est probablement une des meilleures chansons de l'album, une chanson qui utilise un thème qui reviendra par la suite de temps en temps chez Thiéfaine : la prostitution et les gens paumés. Les paroles sont tout simplement sublimes (J'suis la môme kaléïdoscope, j'avais des robes à 200 sacs, et c'était pas dans le Viandox qu'on pouvait m'voir planquer mon trac). A propos des paroles encore une fois, les dernières lignes de la chanson sont assez marquantes. Dans l'ensemble, une sublime chanson faisant partie des classiques de Thiéfaine.

L'Homme Politique, Le Roll-Mops Et La Cuve A Mazout : Chanson la plus longue (5,50 minutes), c'est aussi une des plus belles réussites de l'album, et de la première période de la carrière de Thiéfaine (1978/1980), la période folk déglingué. L'Homme Politique, Le Roll-Mops Et La Cuve A Mazout (pour les ceusses qui ne savent pas ce qu'est un roll-mops, c'est un filet de hareng mariné et enroulé autour d'un oignon, avec un pic dessus pour le faire tenir), titre de chanson très étrange et thiéfainien, possède des paroles totalement cintrées (le refrain) et en même temps franchement remarquables, une chanson qui semble dénoncer tout en amusant, une chanson vraiment inclassable qui a parfaitement se place sur un album du nom d'Autorisation De Délirer ! Que dire de plus, sinon que c'est vraiment un des joyaux de l'album et d'HFT ?

Variations Autour Du Complexe D'Icare : 2,10 minutes achevant la face A avec médiocrité. Hé oui, médiocrité. Pour moi, Variations Autour Du Complexe D'Icare (qui est de vouloir monter trop haut, toujours aller trop haut, au risque de tomber, de se brûler les ailes ; le complexe de la prétention et de la trop forte ambition) est le ratage de l'album. On s'emmerde tout du long, heureusement que le morceau est court (il n'empêche, j'aurais préféré qu'il ait la durée de Dernière Station Avant L'Autoroute...autrement dit, 40 secondes), car c'est vraiment nul. En fait, c'est tellement décevant après des chansons aussi remarquables que Court-Métrage ou L'Homme Politique, Le Roll-Mops Et La Cuve A Mazout, que c'est au-delà de la description. C'est nul, voilà tout !

Enfermé Dans Les Cabinets (Avec La Fille Mineure Des 80 Chasseurs) : Encore un titre de chanson totalement cintré pour cette chanson ouvrant la face B. Enfermé Dans Les Cabinets (Avec La Fille Mineure Des 80 Chasseurs) est une chanson faisant partie des classiques du Jurassien, mais elle ne fait pas partie de mes préférées, loin de là, même. Le refrain (Oh bébé, dépêche-toi de te rhabiller/Bébé, toute ta famille est speedée/Bébé, fais gaffe aux retombées/Ca va cartonner) est assez insipide, énergique mais très médiocre selon moi. Quant au titre franchement étrange et à rallonge, on peut se demander pourquoi préciser "80 chasseurs", par exemple, mais c'est du Thiéfaine, ce mec est sans doute un peu golio quelque part, alors, mieux vaut ne pas trop chercher.... Mis à part ça, la chanson est rigolote dans ses paroles, qui sontbien foutues sauf dans le refrain, et n'est pas trop longue (3,40 minutes). Dans l'ensemble, pas mal, mais un peu surestimée chez les fans d'HFT, je trouve.

La Queue : Chanson ma foi très bien foutue, mais trop longue (5,20 minutes), La Queue parle d'un homme qui, comme il est dit dans le refrain, en a ma claque de faire la queue. Une chanson amusante dans laquelle Thiéfaine, ou le narrateur, décrit les différentes queues d'attente qu'il a pratiquées : soupe populaire, pissotières, backrooms (petits coins pervers), etc. Les paroles sont bien amusantes, la musique est pas mal, Thiéfaine, avec son inimitable voix énervante de l'époque, chante plutôt correctement... Mais voilà, comme je l'ai dit, La Queue est trop longue (faudrait couper, ah ah ah), ce qui, pour une fois, est, on en conviendra, plus un défaut qu'un atout...

Dernière Station Avant L'Autoroute : 40 secondes pendant lesquelles on entend Thiéfaine répéter, d'abord seul puis accompagné de ses musiciens, un texte très court, On s'est aimés dans le maïs, t'en souviens-tu, Belle Anaïs ? Le cielt était couleur de pomme, et on mâchait le même chewing-gum. Niveau texte, rien d'autre. Musicalement, zéro, car c'est a capella. Dernière Station Avant L'Autoroute est un morceau rigolo, probablement culte dans le répertoire de Thiéfaine, mais c'est aussi un morceau formidablement inutile. Marrant, oui, mais con, en même temps !

Rock-Autopsie : Chanson délirante (les paroles sont bien cintrées : Les Beatles ont bouffé leur pomme en se grattant le noeud/Pendant que Lady Madonna suçait le marchand d'oeufs...) qui décortique le monde du rock (au moins une vingtaine, si ce n'est plus, d'allusions à des artistes ou chansons rock, de la plus évidente avec Lady Madonna, My Generation, I Am The Walrus ou Berlin, aux moins évidentes comme Rainy Day Women #12 & 35 ou l'allusion à Lou Reed dérapant sur une peau (pas de banane comme celle du Velvet, mais l'intention y est !)... Rock-Autopsie est une chanson très drôle, qui va tambour battant (3,40 minutes pour pas mal de paroles), musicalement moyenne, mais franchement, très très fendarde. J'aime assez, même si c'est un peu moyen quand même.

Autorisation De Délirer : 1,15 minute seulement pour ce morceau-titre qui se fond directement dans le suivant, par le truchement d'une belle coulée de piano. Autorisation De Délirer mérite bien son titre, comme l'album qui le lui doit, le titre, justement. C'est un morceau totalement délirant. Les paroles sont du pur délire (Nous voilà de nouveau branchés sur le hasard avec des générateurs diesel à la place du coeur et des pompes refoulantes au niveau des idées/Le vent souffle à travers nos crânes I.T.T. Océanic couleurs/A la page 144 de leur programme, la petite cover-girl emballée sous cellophane s'envoie en l'air à l'Ajax WC... mais, dites-moi, à quoi carburait HFT à l'époque ? Il s'injectait de la cancoillotte dans les veines, ou quoi ?). Autorisation De Délirer, bien cinglé et rigolo ne permet en rien de se préparer au choc absou du morceau suivant, qui sera aussi le dernier, et qui est...

Alligators 427 : Tétanisant. 5 minutes et une quinzaine de secondes tout simplement glaçantes. Alligators 427 (on cherche encore la signification du titre, qui sonne bien, mais est vraiment bizarre : pourquoi "Alligators", et surtout, pourquoi "427", si ce n'est que 4+2+7=13, chiffre sinistre s'il en est ?) est une chanson mythique, une des meilleures, si ce n'est même la meilleure, de Thiéfaine. Une chanson que Thiéfaine a écrite alors qu'il se croyait atteint d'un cancer (ce ne sera pas le cas), et qui parle de la mort, et surtout du péril nucléaire. Avant Tchernobyl, avant Fukushima, mais sans doute après l'incident de Three Mile Island, en mars 1979, année de sortie de l'album - et si l'album est sorti avant mars de cette année, alors, c'est avant Three Mile Island, et donc, avant le premier gros problème nucléaire mondial). Le chant est narquois, faussement rigolard, la musique est oppressante, sinistre, et les paroles, souvent glaciales. Le Je vous dis : bravo et vive la mort ! qui achève chaque couplet est d'un glauque... Les paroles sont parfois amusantes tout en étant vraiment noires (Je sais que mes enfants s'appelleront vers de terre ou bien Y' aura jamais assez de morphine pour tout le monde, surtout qu'à ce qu'on dit vous aimez faire durer sont de parfaits exemple de morbidite accomplie et assumée). Une chanson mémorable, quasi unique dans le paysage musical français, une chanson à chanter en coeur dans les manifestations anti-nucléaire, une chanson gigantesque qui laisse un goût de sang dans la bouche... Terrifiant et renversant en même temps, et qui reste toujours actuelle (Fukushima, en attendant la prochaine). IMMENSE.

 Dans l'ensemble, donc, Autorisation De Délirer est un excellent cru d'HFT. Certes, il y à une ou deux chansons franchement pas terribles, mais rien de grave non plus. Essentiellement bien délirant (le titre ne ment pas), l'album, on l'a vu, se finit pourtant sur une note terriblement sombre, glauque, malsaine, avec cet Alligators 427 de folie. Premier sommet de Thiéfaine (l'album précédent était très bon, mais assez 'amateur', et le suivant sera assez marrant, mais mineur), Autorisation De Délirer est un de ses classiques, un des albums préférés des fans. J'ai mis du temps à l'aimer (comme pour la quasi-totalité des albums du Franc-Comtois), mais aujourd'hui, je l'apprécie vraiment beaucoup ! Bref, un excellent cru.