brain_salad_surgery

 Aaah, Emerson, Lake & Palmer (alias ELP pour faire plus vite)... Si on excepte Jethro Tull, Queen et les Eagles (pour des raisons différentes), il y aura rarement eu un groupe de rock avec autant de relation amour/haine. Parangons du rock progressif, ces trois zigotos-là, tous de parfaits musiciens dans leurs domaines (je vais aller plus en détail plus bas), sont pile-poil ce que les anti-rock progressif détestent et, donc, quitte à choisir un groupe de prog-rock à détester plus que les autres, c'est clairement ELP qui y a eu le plus droit. Oui, Emerson, Lake & Palmer a été encore plus férocement attaqué sur ses bases par ss détracteurs que Yes, Genesis, Van Der Graaf Generator, King Crimson et les français de Ange ne l'ont été. Devant la débauche d'effets lumineux et sonores, de matériel musical (essentiellement des claviers) aussi, qu'ELP déployait en concert, Lester Bangs (fameux rock-critic américain peu amateur de rock progressif, mort en 1982), en 1974, dira s'il y à bel et bien une crise mondiale de l'énergie, ces trois mecs sont des criminels de guerre. Le pire, pour ELP, c'est que non seulement ces trois mecs sont talentueux (encore une fois, je vais y revenir en détail plus bas), mais ce sont aussi, et surtout les deux premiers, de bons gros prétentieux, imbus d'eux-mêmes, se prenant pour la plus grande invention du XXème siècle devant l'appareil à croque-monsieur et les sucrettes de régime. Faut lire leurs interviews (celle faite par Bangs et présente dans le même article que la fameuse phrase de lui que je viens de citer, article présent dans le recueil posthume de ses chroniques intitulé Fêtes Sanglantes Et Mauvais Goût), ces mecs ne se prenaient pas pour du résidu de fosse septique bouchée. Apparemment, si les gens aiment bien écouter de la musique classique en 1974, c'est parce qu'ils ont pavé le terrain en reprenant la suite Tableaux D'Une Exposition de Modeste (ce qu'ils ne sont pas, ah ah) Moussorgsky à la sauce prog-rock en 1971 sur leur live du même nom (Pictures At An Exhibition), ou apposé des extraits de Bach, là aussi à la sauce prog, sur leur The Only Way (Hymn) en 1971 aussi, sur l'album Tarkus.

ELP-1973-Brain-Salad-Surgery-II

Visuel présent sous la partie ouvrante de la pochette

Bref, pour pas mal de rock-critics et de fans de rock, et surtout pour ceux qui n'aiment pas le rock progressif, Emerson, Lake & Palmer sont une bande de cons. Mais des cons talentueux : Keith Emerson, le claviériste issu des Nice, semble capable de te vous te jouer la Sonate Au Clair De Lune au piano les yeux fermés, avec seulement le pouce et l'auriculaire, et à moitié en tournant le dos à son clavier, bras tordu ; Greg Lake, le bassiste/guitariste/chanteur issu de King Crimson, est un remarquable chanteur, un bassiste des plus immenses, et niveau guitare, il assure bien ; et Carl Palmer, le batteur issu des Atomic Rooster, est un expert en percussions et en sens du rythme. Trois remarquables musiciens dans leurs domaines, donc, qui se forment en power-trio, en supergroupe, en 1970. Leur premier opus, éponyme, avec déjà quelques classiques (Take A Pebble que le groupe fera bien durer en live, la ballade Lucky Man qui est une splendeur hallucinante et que Lake aurait, selon la légende, écrite à l'âge de 12/13 ans, et pourquoi pas ?), sort en 1970, justement. Pas un immense album, un peu inégal, mais comme je viens de le dire, deux immenses titres dessus. Tarkus suit en 1971, l'album est mythique, essentiellement grâce à son long morceau-titre de 20 minutes occupant toute sa première face, et qui est juste tuant. Hélas, le reste de l'album (la face B) est des plus moyen, rendant l'album très inégal (Jeremy Bender, Are You Ready Eddy ? ne peuvent être pris que comme des plaisanteries douteuses ; A Time And A Place et Bitches Crystal sont, elles, très bonnes, mais ça ne suffit pas) ; la même année, Pictures At An Exhibition, live de 37 minutes proposant toute la suite du même nom, adaptée de Moussorgsky (avec deux-trois passages écrits par le groupe, comme la belle ballade The Sage ou Blues Variations, plus une irritante et insoutenable reprise du Nut-Rocker de Kim Fowley, morceau lui-même repris de Casse-Noisettes, en final de l'album), sort aussi ; un album sympa, techniquement inégal cependant (les claviers sonnent parfois hideusement : The Gnome...).

100_5122

Pochette ouverte, avec la sous-pochette et le disque posée à côté

L'année suivante, le groupe sort Trilogy, album nettement moins inégal (mais un peu tout de même) avec, encore une fois, des classiques : la reprise du Hoedown d'Aaron Copland, la ballade From The Beginning (Lake est expert en ballades, il faut le reconnaître), la suite The Endless Enigma/Fugue/The Endless Enigma 2, l'inquiétant Abaddon's Bolero... Un disque révéré des fans. Encore un an plus tard, 1973 donc, le groupe sort un disque qui va s'imposer non seulement comme leur meilleur (ce qu'il est, assurément, et de loin), mais aussi comme, et c'est dramatique pour eux, leur dernier grand disque (je ne compte pas le triple live de 1974 Welcome Back My Friends To The Show That Never Ends...Ladies And Gentlemen, Emerson, Lake & Palmer, un titre bien sobre comme on le voit !). En effet, dès 1977 (ils mettront quatre ans à refaire un disque) et le prétentieux double album Works Vol. 1 (suivi l'année suivante d'un Works Vol. 2 simple, et encore plus raté) comportant une face solo par membre et une face collective (la dernière, et la meilleure), le groupe va s'effondrer, faire de plus en plus de la merde, splitter, se reformer avec changement de personnel, se resplitter, se reformer sous son line-up originel, mais continuer à faire de la merde... L'Âge d'Or du groupe est bel et bien la période 1971/1974, et le sommet de cette période dorée est, donc, cet album mythique de 1973, intitulé Brain Salad Surgery, et il m'aura fallu trois paragraphes pour le citer pour la première fois, record sans doute battu. Mythique, cet album l'est assurément sous bien des aspects : musical, et visuel. On va commencer par le visuel, parler de la pochette. Elle est signée d'un grand artiste suisse mort il y à quelques mois (en mai dernier), Hans Ruedi (ou H.R.) Giger, auteur de la fameuse créature de la série de films Alien (et des décors du premier opus, en général), auteur des décors du projet inachevé Dune (1974) de Jodorowsky, auteur de la pochette de l'album Attack de Magma, aussi... Giger avait un style bien à lui, assez technique et industriel, métallique ; sa maison, à Gruyères (en Suisse), était un vrai musée. Le groupe lui a proposé de faire l'artwork de leur nouvel album, il leur a proposé ce double visuel saisissant : une photo d'une femme extraterrestre un peu rasta, scarifiée, yeux fermés, visage inspiré par celui de sa femme (intérieur de pochette et seconde photo de l'article) ; et, par-dessus, un crâne humain serti dans une machine-étau, avec le bas du crâne manquant (à la place, le bas de l'autre visuel), bas de visage situé dans un cercle. La mention ELP apparaît sur un tube relié au cercle, en-dessous, tube qui a tout l'air d'être un phallus (d'ailleurs, on distingue un peu le gland, bien que plusieurs éditions aient censuré ce détail) dirigé vers le visage. Le titre de l'album est par ailleurs une allusion argotique à la fellation...

100_5085

Les paroles des chansons, et les photos de respectivement Emerson, Lake et Palmer (au dos des photos, on a les crédits par face, et au dos des paroles, les artworks de pochette ; et je suis d'accord avec vous, ils font des têtes de cons sur les photos, surtout Emerson et Lake, ce dernier semblant poser comme s'il se prenait pour une réincarnation de Jésus)

Le coup de maître de cette pochette, coup de maître non reproduit dans l'édition CD (sauf une collector) pour des raisons techniques évidentes, est que la pochette s'ouvre verticalement, en son centre (avec le cercle central collé à un des deu volets), permettant au possesseur du vinyle de découvrir l'autre visuel, sous lequel se trouve la sous-pochette avec le vinyle, ainsi qu'un poster tri-volets assez technique. Sur ce poster qui se déplie en fait en six faces, on a d'un côté trois photos individuelles des membres du groupe, et les crédits de l'album, et de l'autre, trois reproductions du visuel principal de la pochette et les paroles. Les volets avec les paroles ont un gros trou central, ce qui permet, quand on replie le poster selon une certaine manière, d'avoir au centre des trous les titres des chansons concernées par les paroles... ou bien les visages d'Emerson, Lake et Palmer au centre des visuels ! Vous me suivez ? Si ça n'est pas clair, regardez les différentes illustrations de l'article. J'ajoute, pour avoir le vinyle avec le poster, que le poster est assez chiant à replier. Et qu'à maintenant quatre paragraphes, je n'ai toujours pas parlé du contenu musical de l'album, alors que tout le monde sera d'accord pour dire que c'est généralement le plus important des contenus d'un album. Enfin, les anti-ELP diront que la pochette de l'album est une réussite et que c'est dommage qu'il y ait un disque dedans... Bon, place maintenant à Brain Salad Surgery, musicalement parlant. L'album dure 45 minutes, et contient soit 8, soit 5 titres. Il faut savoir que le dernier de ses morceaux est si long que non seulement il a été découpé en quatre parties, mais que la première de ses quatre parties est en final de la face A tandis que les trois autres sont sur l'intégralité de la B. Ce morceau dure 29 minutes en tout (en live, voir le triple live de 1974, il durera souvent 35 minutes...), et s'appelle Karn Evil 9. Je vais commencer par lui, car c'est vraiment le morceau ultime d'ELP. Avec des paroles (pour la première et la dernière partie) signées Pete Sinfield (ancien parolier de King Crimson, qui venait alors de partir) parlant essentiellement d'un grand spectacle ahurissant, bigarré et décadent, ce morceau est un résumé parfait de la musique d'ELP, et du rock progressif en général. Oubliez Tarkus du même groupe, oubliez Close To The Edge, The Gates Of Delirium, Supper's Ready, Echoes, Lizard, A Plague Of Lighthouse Keepers, Song Of Scheherazade (de respectivement Yes, Yes, Genesis, Pink Floyd, King Crimson, Van Der Graaf Generator, Renaissance), ce morceau est LE morceau-fleuve absolu du rock progressif. Indescriptible, avec son intro diabolique et inquiétante, son Greg Lake survolté (Roll up !! Roll up !! Roll up !! See the show !!!), ses parties de guitare remarquables, son solo de claviers avec percussions (la seconde partie, ou plutôt, la seconde Impression, car tel est le nom que le groupe a donné aux parties du morceau ; au fait, la première Impression est coupée en deux sous-parties), sa troisième Impression au rythme martial avec intervention vocoderisée d'Emerson dans le rôle d'un ordinateur, et sa dernière minute avec ces claviers électroniques passant rapidement, de plus en plus rapidement, d'une enceinte à une autre, effet vertigineux... Avec tout ceci et plein d'autres choses, Karn Evil 9 est un classique. Un morceau qui peut rendre cinglé si on n'est pas dans le bon état d'esprit, d'autant qu'il dure quasiment une demi-heure et est ultra riche en à peu près tout ce qui fait le rock progressif. Mais c'est le sommet de l'album ; heureusement, d'ailleurs, vu qu'il en bouffe les trois/quarts de sa durée...

100_5062

Une vue d'ensemble de la sous-pochette, de la pochette à moitié ouverte, et du poster replié

Le reste de l'album, soit les quatre premiers morceaux de la face A ? Deux reprises, et deux morceaux originaux. L'un de ses morceaux originaux, le court (2, 15 minutes) Benny The Bouncer écrit par Sinfield, est une pure chiure dans le style de Jeremy Bender, The Sheriff ou Are You Ready Eddy ?, un morceau inepte, aux paroles rigolotes (et gore !), mais musicalement, entre le chant américanisé et enragé d'un Lake méconnaissable (un peu comme sur Living Sin, sur Trilogy) et la musique de bastringue, c'est irritant, heureusement que : a) c'est le seul morceau de la sorte sur Brain Salad Surgery, et b) qu'il soit court. L'autre morceau original est Still...You Turn Me On, ballade sentimentale mais sublimissime de Lake (écrite par Lake), sans doute sa plus belle devant From The Beginning et Lucky Man. Rien à dire, c'est juste sensationnel. Le titre de la tournée mondiale de l'album ("Somebody Get Me A Ladder", titre étrange) est directement issu des paroles de la chanson (au fait, le titre du triple live de 1974 est issu des paroles de Karn Evil 9 : "Welcome Back My Friends To The Show That Never Ends" est la phrase ouvrant la deuxième partie de la première Impression, début de la face B). Il me reste à parler des deux reprises. La première est Jerusalem, qui sortira en single et sera censuré en Angleterre, car, bien que repris d'une manière très respectueuse, ce morceau est à la base un hymne religieux anglican signé Richard Parry, et les paroles, un poème de William Blake, And Did Those Feet In Ancient Times. Pour la Perfide Albion, ce fut assez shocking qu'un groupe de rock reprenne un air aussi sacré (et beau). Mais le résultat est non seulement respectueux, il est aussi magnifique, convaincant. Une ouverture (car ce morceau ouvre l'album) saisissante, qui marque. L'autre reprise, qui suit, est un instrumental de 7,25 minutes (morceau le plus long, hormis les Impressions de Karn Evil 9 ; les trois autres morceaux en dehors de la suite Karn Evil 9 durent en effet moins de 3 minutes chacun) intitulé Toccata, et reprenant un morceau de musique classique contemporaine signé de l'Argentin Alberto Ginastera. Ce dernier, d'abord réticent à ce qu'on reprenne son oeuvre, sera tellement bluffé par cette reprise très martiale et industrielle qu'il ne s'opposera pas à ce que le groupe la mette sur l'album, et une citation de lui, disant tout le bien qu'il pense de cette version, est dans le poster à l'emplacement des paroles (Toccata est instrumental). Ce doublé de reprises, Jerusalem et Toccata, sera un des meilleurs moments des concerts de 1973/1974 (Karn Evil 9 aussi), et est un des meilleurs moments de ce Brain Salad Surgery, on l'a vu, quasiment parfait (Benny The Bouncer, dégage !) et bien représentatif du genre. Il est par ailleurs intéressant de signaler que tout Brain Salad Surgery, sauf Benny The Bouncer (étonnant, non ?), se trouve sur le triple live que le groupe sortira l'année suivante, Still...You Turn Me On étant partie intégrante, avec Lucky Man, de Take A Pebble, mais bel et bien là en intégralité. Karn Evil 9, long de 35 minutes, occupe à lui seul tout le dernier disque vinyle ! Je dis ça pour ceux qui pensent que 29 minutes, c'est trop long...

FACE A

Jerusalem

Toccata

Still...You Turn Me On

Benny The Bouncer

Karn Evil 9 : 1st Impression, Part 1

FACE B

Karn Evil 9 :

1st Impression, Part 2

2nd Impression

3rd Impression