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Petit article un peu particulier : il s'agit d'une chronique d'album (et d'un album que j'ai déjà abordé ici, d'ailleurs), mais cette chronique n'est ni d'Eelsoliver, ni de Leslie Barsonsec, ni de KingStalker, ni de moi (les auteurs du blog), mais du fameux rock-critic américain Lester Bangs (mort en 1982). C'est une chronique concernant le quadruple live de Chicago, sorti en 1971, Chicago IV - At Carnegie Hall. Chronique culte, souvent hilarante, que je vous propose ici à la fois pour rendre hommage à Bangs et pour fêter le 1er avril (petit gag de la chronique surgie de nulle part, que personne du blog n'a écrit). En plus, c'est un euphémisme de dire qu'elle est vraiment bien foutue !

Cette chronique est tout ce qu'il y à de plus authentique, elle a été reproduite dans le N°461 de Rock'n'Folk (ce fut à l'occasion de la réédition collector, en 2005, de l'album, ainsi que de la ressortie d'un livre de Lester Bangs), c'est d'ailleurs de là que je la retranscrit ici en entier :

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"J'aime cet album parce qu'il est sur Columbia. Je leur fais confiance, je révère leur moindre produit, parce que Columbia est la General Motors de l'industrie du disque. Columbia a toujours le meilleur de tout : meilleur logo, meilleur lettrage du nom des artistes et des titres d'albums, meilleure photographie, meilleur carton de pochette. Je sais qu'aujourd'hui certaines âmes ingrates parlent comme si l'univers entier appartenait à la Kinney Corporation et que Columbia n'était plus qu'une vieille has-been tremblotante, mais je crois qu'il faut être fidèle à ses amis. Entendre : qu'est-ce qui a le plus de prestige pour vous - une boîte de Kix ou de Cheerios ?

Mais être sur Columbia n'est pas la seule chose qui fait de Chicago At Carnegie Hall un classique. Si acheter en fonction de la marque vous fait reculer, un autre moyen, d'une sûreté éprouvée, de jauger la valeur d'un album est de jeter un coup d'oeil au sillon lui-même. Notez les motifs clairs et sombres. Si les premiers sont plus nombreux que les seconds, cela veut dire que le sillon est plus large, ce qui, à son tour, signifie que le disque est plus lourd, parce qu'il y à davantage de musique fourrée dans le sillon. Non seulement cet album pèse 1,465kg, mais il est si bourré de sons qu'il a un sillon assez large pour satisfaire jusqu'aux connaisseurs les plus difficiles. Quiconque vient me dire que ce n'est pas l'album le plus heavy ne connaît rien aux maths.

Toutefois, et bien qu'adorant Chicago At Carnegie Hall, je ne le passe pas très souvent. Une seule fois depuis que je l'ai, en fait, et je n'ai aucune intention de recommencer. Mais c'est vrai que personne ne m'y force, ce coffret ce suffit en soi, c'est une entité existante, et trop le passer ne ferait que couvrir de taches et d'éaflures ses surfaces immaculées. Alors quelle importance que ce soit le pire album de Chicago ? Importe-t-il vraiment que tous les titres sonnent exactement comme sur les albums en studio, à ceci près qu'ils sont incommensurablement plus délayés, et bourrés d'interminables solos qui ne vont nulle part ? Ou que les arrangements de cuivres sonnent comme des succès de Stan Kenton joués à l'envers ? Ou que, si techniquement compétent que soit Chicago, il y à trop de fois où l'on entend toutes les parties mieux que l'ensemble ? Franchement non. Et pour ceux d'entre vous qui reconnaissent le besoin fondamental d'un album tel que celui-là, et ne veulent pas dépareiller leur exemplaire en rompant la cellophane, je citerai les plus grands moments des huit faces :

- Dans l'intro au piano informelle de Does Anybody Really Know What Time It Is ?, Robert Lamm est présenté comme étant Mister Chops, ce qui vient du fait que ses copains de chambrée l'appelaient plaisamment Chopin en fac, puis il se lance dans un solo composé à parts égales de Roger Williams, Slaughter On Tenth Avenue et Cast Your Fate To The Wind.

- Dans It Better End Soon - Second Movement, Walter Parazaider prend un long solo de flûte traversière sauvagement éclectique, déviant abruptement vers Dixie, sous les acclamations de l'assistance, et de là à Battle Hymn Of The Republic, roulements de tambour martiaux compris.

- L'improvisation vocale preacher-man dans le quatrième mouvement de It Better End Soon (We've gotta do it right/Within this system/Gonna take over/But within this system) se voit décerner le prix Ils Ont Les Flingues Mais Nous Avons Le Nombre.

- Ecouter I'm A Man à la radio, se sentir bien, savoir qu'on n'a pas à acheter ou à passer tout le lot pour savoir ce qu'il y à de bien dedans.

- Se demander si Anxiety's Moment est piqué à la Sonate Au Clair De Lune ou à Unchained Melody. Puis se demander si tout cela a vraiment de l'importance.

S'il y à une chose que possède Chicago, c'est la variété. Ils sont par ailleurs pourvus d'une originalité nulle, mais je ne pense pas que ça ait beaucoup d'importance non plus. Ils ont aperçu un vide, sont arrivés et l'ont rempli. Avec du mastic et du plâtre de Paris, mais ils l'ont bel et bien rempli. Et si vous pensez que c'est de la petite bière, examinez les charts du Billboard, de Record World ou de Cash Box, dans lesquels leur premier album marche toujours aussi fort, au bout de deux ans et demi. Jusqu'à une date très récente, aucun de leurs albums précédents n'avait d'ailleurs quitté les hit-parades. Ils ont conquis ce monde, et recommenceront avec cet album conçu pour Noël, qui comporte exactement les mêmes titres que les autres, mis à part l'inclusion d'un nouveau sur Richard Nixon. Ce sera pour les gens un cadeau évident pour les jeunes membres de leur parenté qu'ils ne connaissent pas bien et, vu qu'il se vend à un prix suffisant pour qu'à un exemplaire par magasin ça vaille un million de dollars en bizness, il devrait devenir disque d'or le jour de sa sortie ou presque. En fait, arrivés là, les Chicago n'ont plus qu'à escalader un nouveau sommet : quand ils en arriveront à Chicago VII, ils n'auront qu'à sortir un coffret de sept disques, avec un album pour chaque membre du groupe - un disque entier ne contenant rien d'autre que la basse de Peter Cetera, un autre la trompette de Lee Loughane, etc -  jouant une version de 40 minutes de Does Anybody Really Know What Time It Is ?, et nous pourrons, avec sept tourne-disques, avoir le plus grand concert de tous les temps."

Lester Bangs, février 1972