CSN1

A quoi bon détruire, par l'analyse froide et bien française, la chaleur d'un moment heureux, d'une musique bouleversante ? Il existe un disque qui est en vente en France, et dont aucun mot ne pourra jamais rendre compte de la beauté. - Philippe Paringaux, Rock'n'Folk N°37 (Février 1970).

Putain, ça va pas être facile de passer derrière, hein ? Je vais essayer quand même, fou que je suis. Mais il faut dire qu'il a raison, le Paringaux : cet album est tellement beau qu'il en est quasiment inchroniquable. Et si vous ne savez pas qui est Paringaux, c'est un rock-critic qui fut actif de 1968 à 1973, au sein de Rock'n'Folk, magazine qu'il a géré (rédacteur en chef) à partir du milieu des années 70 (vers 1974/75), jusqu'au début des années 80. Il a aussi été romancier, parolier, scénariste de BD, traducteur (son occupation principale à l'heure actuelle). Les textes qu'il a écrit au sein de Rock'n'Folk sont parmi les meilleurs jamais parus dans la presse musicale française. La citation du haut vient d'un de ses articles sur Crosby, Stills & Nash, précisément un concert donné à l'Albert Hall de Londres, avec Neil Young en guest. Mais on est là pour parler d'eux, alors maintenant, parlons de Crosby, Stills & Nash, OK ? Ce groupe est majeur, mythique, parfait. On en parla, à l'épque, comme étant la réponse américaine aux Beatles, il fut envisagé de les signer, en Angleterre, sur Apple, mais les Beatles (du moins, Harrison en tout cas) sy opposeront fermement. Sinon, le groupe était signé sur Atlantic Records, le label d'Ahmet Ertegun. Pas un petit label, on le sait (Led Zeppelin...). Ce groupe, ce trio, a vu le jour en 1968 quand ses trois membres ont quitté leurs groupes respectifs, avec, pour chacun, une irrépressible envie de changer d'air. 

CSN3

Intérieur de pochette (ils sont dans l'ordre ; voir plus bas dans l'article pour l'explication de cette phrase)

David Crosby a quitté les Byrds, dont il était un des membres fondateurs, durant les sessions de The Notorious Byrd Brothers, en partie parce que sa chanson Triad (sur un sujet osé pour l'époque : le ménage à trois) fut refusée par le leader du groupe, Jim 'Roger' McGuinn. Crosby est parti avec furie, à moins qu'il ait été viré, je ne sais plus, mais peu importe, ça n'a pas empêché McGuinn de mettre, sur l'album, des chansons de Crosby, et on y entend un peu sa voix en harmonies. Stephen Stills a vécu la fin de Buffalo Springfield (au sein duquel il a partagé l'affiche avec Neil Young, qui fit partie du groupe en 1967/1968) et s'est reconverti en musicien de studio. Graham Nash, l'Anglais du groupe, a quitté les Hollies, groupe de pop britannique à la  Beatles, mais qui n'arriva jamais à se positionner très haut dans les charts et n'a, au final, pas marqué l'histoire du rock. Les trois se réunissent (ils se connaissaient déjà depuis un petit moment, je pense, du moins Crosby et Stills) et décident de frapper un grand coup en formant un supergroupe. C'était la mode. Avec l'aide du batteur Dallas Taylor, que l'on voit au verso de la pochette de l'album, ils enregistrent ce premier album, 10 titres pour une petite quarantaine de minutes, sorti sous une pochette montrant le groupe assis sur un canapé devant une maison (ils auraient pu se mettre dans l'ordre : sur la pochette, c'est Nash, Stills et Crosby !), et l'album, sorti en mai 1969 (et enregistré entre mai 1968 et avril 1969 !) s'appelle...Crosby, Stills & Nash. Pourquoi faire compliqué quand...bref. A l'intérieur, une photo du groupe, dans l'ordre, chaudement vêtus, il devait pas faire chaud quand la photo a été prise. Crosby fait très arrogant avec sa moustache en crochets, Stills tente une expression neutre, Nash sourit avec ses yeux. 

CSN2

Verso de pochette, Dallas Taylor derrière la porte

Que dire face à tel album ? Qu'il sera dix fois surpassé par leur album suivant, Déjà-Vu, de 1970, qu'ils firent en tant que Crosby, Stills, Nash & Young. Mais qu'il est, sinon, d'une perfection telle qu'il laisse pantois. Tous trois chanteurs et auteurs/compositeurs, David, Stephen & Graham offrent chacun des chansons en solo, et collaborent entre eux (cette inoubliable, impressionnante réussite qu'est Wooden Ships est signée Crosby & Stills, par exemple, en collaboration avec Paul Kantner du Jefferson Airplane, groupe qui reprendra la chanson sur leur Volunteers la même année). Pendant longtemps, Nash, à la voix frêle et typiquement britonne, fut celui qui m'a résisté, au sein du trio, je n'aimais pas trop ses chansons. Lady Of The Island est jolie, mais un peu mièvre. Marrakesh Express, un hit de l'époque, est énervante (et de fait, je rejoins Paringaux dans sa chronique de l'album : c'est la chanson la moins forte de l'ensemble), pas une mauvaise chanson, mais elle est un peu facile. Pre-Road Downs, elle, en revanche, est excellente, c'est sa version live, sur 4 Way Street (1971), qui m'a fait l'aimer au passage. Crosby, avec sa voix un peu rauque, offre Wooden Ships en collaboration, donc, mais aussi deux chansons solo, toutes deux immenses : Guinnevere (que Miles Davis reprendra à sa sauce durant les sessions de son Bitches Brew, il faudra attendre 1979 et sa compilation Circle In The Round pour la découvrir), qui est d'une beauté irréelle et parle de trois femmes : Joni Mitchell (amie du trio, elle leur offrira Woodstock l'année suivante), Christine Hinton (petite amie de Crosby, qui mourra dans un accident de voiture peu auparavant), et une troisième femme, qu'il ne nommera pas. Il offre aussi Long Time Gone, tuerie folk-rock que l'on entendra dans le film Woodstock (la version studio). 

CSN4

Stills, Nash & Crosby

Stills, lui, nous offre quatre chansons en solo en plus de Wooden Ships, et il est évident qu'il est le principal moteur de ce premier album. Musicalement, il joue de la guitare (lead), des claviers, percussions, de la basse, tandis que Crosby joue de la guitare rythmique sur trois titres (les siens) et que Nash joue de la rythmique sur ses titres à lui. Les chansons de Stills sont, il faut le dire, bluffantes. Helplessly Hoping est probablement la moins époustouflante, et elle est d'une beauté totale. 49 Bye-Byes, dont les paroles sont constituées de 49 lignes de texte (on s'en serait douté), est un final sublime pour l'album. You Don't Have To Cry, dont le seul défaut est sa durée de 2,45 minutes (la moitié des chansons de l'album n'atteignent pas 3 minutes), est une pure merveille d'harmonies vocales en trio, la perfection absolue en ce domaine, il est impossible d'écouter ce morceau sans rien ressentir, sans frissonner, et là encore, Paringaux is right : comment décrire tant de beauté, en fait ? Suite : Judy Blue Eyes, morceau qui ouvre l'album et dure 7,20 minutes, en est le sommet, enfin, un des plus évidents sommets : construction pyramidale en plusieurs parties, dédiée à Judy Collins (ancienne petite amie de Stills), elle est là aussi d'une perfection telle qu'elle laisse bouche bée (écoutez aussi sa version live à Woodstock, plus longue d'une minute). I am yours, you are mine, you are what you are, and you make it hard. Avec ces quatre chansons (plus Wooden Ships en collaboration avec Crosby, chanson décrite, à Woodstock, comme étant une histoire de SF au sujet de gens qui s'enfuient, à bord de vaisseaux en bois, pour échapper à une catastrophe, un holocauste), Stills méritait bien qu'on utilise un paragraphe pour lui seul. Aucune chanson de ce Crosby, Stills & Nash inaugural, alias l'album au canapé, n'est à retirer de l'ensemble ; s'il est vrai que Marrakesh Express (qui sortira en single et pétera la baraque) est la plus facile du lot, elle est, musicalement, belle (à noter que sur ce titre, la batterie est signée Jim Gordon, et pas Dallas Taylor) et comme elle ne dure pas 3 minutes, on l'écoute sans gêne. Tout ce disque est d'une beauté absolue et il fait évidemment partie des essentiels de toute discothèque qui se respecte. Dire que Déjà-Vu, l'album suivant, avec un groupe rallongé par la présence de Neil Young, sera encore plus beau...mais si, mais si, c'est possible. Ca n'a pas du être facile de surpasser ce disque, mais avec un tel agglomérat de génies, tout est possible. 

Guinnevere had golden hair...like yours, milady, like yours...

FACE A

Suite : Judy Blue Eyes

Marrakesh Express

Guinnevere

You Don't Have To Cry

Pre-Road Downs

FACE B

Wooden Ships

Lady Of The Island

Helplessly Hoping

Long Time Gone

49 Bye-Byes